Page:Œuvres complètes de Blaise Pascal Hachette 1871, vol1.djvu/35

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
13
VIE DE BLAISE PASCAL.

lui ordonnoit pour sa santé, sans aucune peine, quelque difficiles qu’elles fussent : et lorsque je m’étonnois qu’il ne témoignât pas la moindre répugnance en les prenant, il se moquoit de moi, et me disoit qu’il ne pouvoit pas comprendre lui-même comment on pouvoit témoigner de la répugnance quand on prenoit une médecine volontairement, après qu’on avoit été averti qu’elle étoit mauvaise, et qu’il n’y avoit que la violence ou la surprise qui dussent produire cet effet. C’est en cette manière qu’il travailloit sans cesse à la mortification.

Il avoit un amour si grand pour la pauvreté, qu’elle lui étoit toujours présente ; en sorte que dès qu’il vouloit entreprendre quelque chose, ou que quelqu’un lui demandoit conseil, la première pensée qui lui venoit à l’esprit, c’étoit de voir si la pauvreté pouvoit être pratiquée. Une des choses sur lesquelles il s’examinoit le plus, c’étoit cette fantaisie de vouloir exceller en tout, comme se servir en toutes choses des meilleurs ouvriers, et autres choses semblables. Il ne pouvoit encore souffrir qu’on cherchât avec soin toutes les commodités, comme d’avoir toutes choses près de soi : et mille autres choses qu’on fait sans scrupule, parce qu’on ne croit pas qu’il y ait du mal. Mais il n’en jugeoit pas de même, et nous disoit qu’il n’y avoit rien de si capable d’éteindre l’esprit de pauvreté, comme cette recherche curieuse de ses commodités, de cette bienséance qui porte à vouloir toujours avoir du meilleur et du mieux fait ; et il nous disoit que pour les ouvriers, il falloit toujours choisir les plus pauvres et les plus gens de bien, et non pas cette excellence qui n’est jamais nécessaire, et qui ne sauroit jamais être utile. Il s’écrioit quelquefois : « Si j’avois le cœur aussi pauvre que l’esprit, je serois bien heureux ; car je suis merveilleusement persuadé que la pauvreté est un grand moyen pour faire son salut. »

Cet amour qu’il avoit pour la pauvreté le portoit à aimer les pauvres avec tant de tendresse, qu’il n’avoit jamais refusé l’aumône, quoiqu’il n’en fît que de son nécessaire, ayant peu de bien, et étant obligé de faire une dépense qui excédoit son revenu, à cause de ses infirmités. Mais lorsqu’on lui vouloit représenter cela quand il faisoit quelque aumône considérable, il se fâchoit et disoit : « J’ai remarqué une chose, que, quelque pauvre qu’on soit, on laisse toujours quelque chose en mourant. » Ainsi il fermoit la bouche : et il a été quelquefois si avant, qu’il s’est réduit à prendre de l’argent au change[1], pour avoir donné aux pauvres tout ce qu’il avoit, et ne voulant pas après cela importuner ses amis. Dès que l’affaire des carrosses fut établie[2], il me dit qu’il vouloit demander mille francs par avance sur sa part à des fermiers avec qui l’on traitoit, si l’on pouvoit demeurer d’accord avec eux, parce qu’ils étoient de sa connoissance, pour envoyer aux pauvres de Blois[3] ; et comme je lui dis que l’affaire n’étoit pas assez sûre pour cela, et qu’il falloit attendre à une autre année, il me fit tout aussitôt cette réponse : qu’il ne voyoit pas un grand inconvénient à cela, parce que, s’ils perdoient, elle leur rendroit de son bien, et qu’il n’avoit garde d’attendre à une

  1. Emprunter chez un banquier.
  2. Les carrosses à cinq sous. C’est la première entreprise d’Omnibus. Elle était dirigée par Pascal.
  3. En 1662, le pays de Blois fut désolé par la famine.