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LETTRES PROVINCIALES.

prendre ? Si je nie la grâce suffisante, je suis janséniste. Si je l’admets comme les jésuites, en sorte que la grâce efficace ne soit pas nécessaire je serai hérétique, dites-vous. Et si je l’admets comme vous, en sorte que la grâce efficace soit nécessaire, je pèche contre le sens commun, je suis extravagant, disent les jésuites. Que dois-je donc faire dans cet nécessité inévitable, d’être ou extravagant, ou hérétique, ou janséniste ? Et en quels termes sommes-nous réduits, s’il n’y a que les jansénistes qui ne se brouillent ni avec la foi, ni avec la raison, et qui se sauvent tout ensemble de la folie et de l’erreur ? »

Mon ami janséniste prenoit ce discours à bon présage, et me croyoit déjà gagné. Il ne me dit rien néanmoins ; mais en s’adressant à ce père : « Dites-moi, je vous prie, mon père, en quoi vous êtes conformes aux jésuites ? — C’est, dit-il, en ce que les jésuites et nous reconnoissons les grâces suffisantes données à tous. — Mais, lui dit-il, il y a deux choses dans ce mot de grâce suffisante : il y a le son, qui n’est que du vent, et la chose qu’il signifie, qui est réelle et effective. Et ainsi quand vous êtes d’accord avec les jésuites touchant le mot de suffisante, et que vous leur êtes contraires dans le sens, il est visible que vous êtes contraires touchant la substance de ce terme, et que vous n’êtes d’accord que du son. Est-ce là agir sincèrement et cordialement ? — Mais quoi ! dit le bonhomme, de quoi vous plaignez-vous, puisque nous ne trahissons personne par cette manière de parler ? Car, dans nos écoles, nous disons ouvertement que nous l’entendons d’une manière contraire aux jésuites. — Je me plains, lui dit mon ami, de ce que vous ne publiez pas de toutes parts que vous entendez par grâce suffisante, grâce qui n’est pas suffisante. Vous êtes obligés en conscience, en changeant ainsi le sens des termes ordinaires de la religion, de dire que quand vous admettez une grâce suffisante dans tous les hommes, vous entendez qu’ils n’ont pas de grâces suffisantes en effet. Tout ce qu’il y a de personnes au monde entendent le mot de suffisant en un même sens : les seuls nouveaux thomistes l’entendent en un autre. Toutes les femmes, qui font la moitié du monde, tous les gens de la cour, tous les gens de guerre, tous les magistrats, tous les gens de palais, le marchands, les artisans, tout le peuple ; enfin toutes sortes d’hommes excepté les dominicains, entendent par le mot de suffisant ce qui enferme tout le nécessaire. Presque personne n’est averti de cette singularité. On dit seulement par toute la terre que les jacobins tiennent qui tous les hommes ont des grâces suffisantes. Que peut-on conclure de là sinon qu’ils tiennent que tous les hommes ont toutes les grâces qui sont nécessaires pour agir, et principalement en les voyant joints d’intérêt et d’intrigue avec les jésuites, qui l’entendent de cette sorte ? L’uniformité de vos expressions, jointe à cette union de parti, n’est-elle pas une interprétation manifeste et une confirmation de l’uniformité de vos sentimens ?

Tous les fidèles demandent aux théologiens quel est le véritable état de la nature depuis sa corruption. Saint Augustin et ses disciples répondent qu’elle n’a plus de grâce suffisante qu’autant qu’il plaît à Dieu de lui en donner. Les jésuites sont venus ensuite, et disent que tous ont des grâces effectivement suffisantes. On consulte les dominicains sur cette