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LETTRES PROVINCIALES.

d’examiner les choses par la raison, ce qui paroîtra sûr à l’un le paroisse à tous les autres ? La diversité des jugemens est si grande. — Vous ne l’entendez pas, dit le père en m’interrompant ; aussi sont-ils fort souvent de différens avis : mais cela n’y fait rien ; chacun rend le sien probable et sûr. Vraiment l’on sait bien qu’ils ne sont pas tous de même sentiment ; et cela n’en est que mieux. Ils ne s’accordent au contraire presque jamais. Il y a peu de questions où vous ne trouviez que l’un dit oui, l’autre dit non. Et en tous ces cas-là, l’une et l’autre des opinions contraires est probable ; et c’est pourquoi Diana dit sur un certain sujet (part. III, t. iv, r. 244) : « Ponce et Sanchez sont de contraires avis : mais, parce qu’ils étoient tous deux savans, chacun rend son opinion probable. »

— Mais, mon père, lui dis-je, on doit être bien embarrassé à choisir alors ! — Point du tout, dit-il ; il n’y a qu’à suivre l’avis qui agrée le plus. — Eh quoi ! si l’autre est plus probable ? — Il n’importe, me dit-il. — Et si l’autre est plus sûr ? — Il n’importe, me dit encore le père ; le voici bien expliqué. C’est Emmanuel Sa de notre Société, dans son aphorisme De dubio (p. 183) : « On peut faire ce qu’on pense être permis selon une opinion probable, quoique le contraire soit plus sûr. Or, l’opinion d’un seul docteur grave y suffit. » — Et si une opinion est tout ensemble et moins probable et moins sûre, sera-t-il permis de la suivre, en quittant ce que l’on croit être plus probable et plus sûr ? — Oui, encore une fois, me dit-il ; écoutez Filiutius, ce grand jésuite de Rome (Mort. Quæst. tr. XXI, chap. IV, n. 128) : « Il est permis de suivre l’opinion la moins probable, quoiqu’elle soit la moins sûre : c’est l’opinion commune des nouveaux auteurs. » Cela n’est-il pas clair ? — Nous voici bien au large, lui dis-je, mon révérend père. Grâces à vos opinions probables, nous avons une belle liberté de conscience. Et vous autres casuistes, avez-vous la même liberté dans vos réponses ? — Oui, me dit-il, nous répondons aussi ce qu’il nous plaît, ou plutôt ce qu’il plaît à ceux qui nous interrogent ; car voici nos règles, prises de nos pères (Layman, Théol. mor., liv. I, tr. I, chap. II, § 2, n.  7 ; Vasquez, dist. LXII, chap. ix, n. 47 ; Sanchez, in Sum., lib. I, cap. IX, n. 23) ; et de nos vingt-quatre (in Princ., ex. III, n. 24). Voici les paroles de Layman, que le livre de nos vingt-quatre a suivies : « Un docteur, étant consulté, peut donner un conseil, non-seulement probable selon son opinion, mais contraire à son opinion, s’il est estimé probable par d’autres, lorsque cet avis contraire au sien se rencontre plus favorable et plus agréable à celui qui le consulte : Si forte et illi favorabilior seu exoptatior sit. Mais je dis de plus, qu’il ne sera point hors de raison qu’il donne à ceux qui le consultent un avis tenu pour probable par quelque personne savante, quand même il s’assureroit qu’il seroit absolument faux. »

— Tout de bon, mon père, votre doctrine est bien commode. Quoi ! avoir à répondre oui et non à son choix ? On ne peut assez priser un tel avantage. Et je vois bien maintenant à quoi vous servent les opinions contraires que vos docteurs ont sur chaque matière : car l’une vous sert toujours, et l’autre ne vous nuit jamais. Si vous ne trouvez votre compte