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LETTRES PARISIENNES (1837).

nos pas ses flots jaunâtres, le désert nous environne ; des hommes grossiers, à demi vêtus, emportent comme un poids indifférent nos trésors les plus précieux ; nos plus chers souvenirs sont entassés dans un coin sans égard et sans respect. Les sièges renversés nous refusent le repos. La table du banquet se pare d’ornements inaccoutumés. La harpe révoltée se cache sous sa tunique verte et gémit des outrages qu’elle reçoit ; et la couche dorée, tout à coup voyageuse, s’étonne des nouveaux pays qu’on lui fait parcourir ; elle se voile à son tour, et ses chastes craintes font trembler ses rideaux légers !… C’est qu’il est venu, le plus affreux jour de l’année, jour d’angoisses, que nul n’évite, jour que nous avions en vain retardé ! nous avions eu tant de peine à croire au printemps, que nous doutions encore de l’été ; mais enfin l’été est venu : nous l’appelions de tous nos vœux, il faut nous réjouir, il faut savoir subir avec courage les inconvénients de la saison du soleil, et passer avec résignation ce jour fatal où l’on vient enlever vos tapis.

Heureux celui qui peut courir ce jour-là, qui peut aller à la campagne, qui peut aller déjeuner chez un ami, et y rester jusqu’au soir ! mais misérable, trois fois misérable celui qu’un devoir impérieux condamne à rester chez lui pendant ces affreux moments ! Pas une pièce de son appartement n’est habitable ; dans cette chambre pas un meuble, dans cette autre tous les meubles ! Les chaises sont sur les tables, les coussins de canapé sont sur les chaises, les armoires sont condamnées par tout ce qu’on a posé devant elles. Le malheureux demande son déjeuner. « Ah ! monsieur ! les verres et les couteaux qui sont dans l’armoire ! » L’infortuné déjeune sans couteau. On lui offre à boire dans un verre de cuisine ; il se soumet à son sort : on déjeune toujours mal le jour où l’on vient enlever les tapis. Quelqu’un lui remet une petite note de soixante francs, ce n’est rien : il ne veut pas faire revenir le marchand pour si peu de chose ; il se dirige vers son secrétaire pour prendre de l’argent ; par habitude il entre dans sa chambre à coucher et va droit à la place où ce meuble se trouve ordinairement ; il ne voit rien. Reconnaissant son étourderie, il veut entrer dans le salon ; le salon est vide, des hommes nommés frotteurs sont occupés à le mettre en couleur. Bon ! il retourne sur ses pas, et par de