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LETTRES PARISIENNES (1837).

L’oubli de soi-même ne passera jamais pour de la légèreté. Ce qui constituerait un caractère léger, ce serait le changement ; et chez nous rien ne change, nous sommes toujours les mêmes ; nous varions un peu nos rois, mais voilà tout ; nos plaisirs ne varient point, nos goûts sont éternels, nos modes sont d’une solidité désolante. On pourrait, pour exprimer une chose stable, dire : Elle durera aussi longtemps qu’une mode. Voilà trente ans que les hommes se croient charmants avec leurs habits difformes ; les femmes ont porté quinze ans les manches à gigot, et voilà quarante ans que l’on porte des cravates de mousseline empesée : nous serons heureux le jour où un règne durera le temps d’une mode ; atteindre l’âge d’une mode, c’est vieillir.

Nous, légers ! mais regardez-nous donc dans nos jours de fête, car c’est au jour du plaisir que le caractère d’un peuple se révèle : la vérité est dans le rire. Les danses d’un pays sont le cachet de son originalité. Veuillez un peu comparer notre danse à celle des autres pays. Voyez la danse espagnole : que d’orgueil, que de noblesse ! comme elle fait voir l’élégance de la taille ! c’est une parure pour la beauté. Voyez la danse italienne : allègre et passionnée, c’est le délire d’une imagination toujours active, qui s’exprime avec des pas si vifs, si vifs, qu’il paraît impossible de les arrêter ; c’est un plaisir qui ressemble à un exercice de fou. Voyez la valse allemande : quel entraînement, quelle langueur, quelle volupté ! Voyez même la danse anglaise, si agitée, si follement taquine… et puis voyez la danse française : quel pédantisme, quelle prétention ! danse d’acteurs qui veulent qu’on les regarde, plaisir de vanité, tout préoccupé d’autrui. Et ne croyez pas que ce soit seulement dans les bals du monde que la contredanse soit si sérieuse, les contredanses de village ne sont guère plus animées ; et si les bals Musard sont célèbres par leur gaieté, ce n’est pas que la danse y soit brillante, c’est que la joie y est plus grossière. Enfin, voyez à notre grand théâtre ce qu’est la danse comme art : elle n’y est pas plus originale qu’elle ne l’est ailleurs comme plaisir. Depuis soixante ans, ce sont les mêmes pirouettes ; les bergers bleu de ciel sont remplacés par les paysans blancs et rouges, mais leurs pas sont les mêmes,