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LETTRES PARISIENNES (1837).

comme une ombre ; il dansait avec tristesse, mais avec courage. On sait que maintenant le galop a envahi la contredanse ; au lieu de faire la chaîne anglaise, on tourne en galopant ; la queue-du-chat elle-même est remplacée par un temps de galop. Eh bien, le danseur octogénaire galopait comme s’il n’avait eu que quarante ans ! Philosophe, il se conformait aux usages d’une époque qui n’était plus la sienne ; et cela sans illusion ; il comprenait ce qu’un tel sacrifice devait lui coûter. Ô danseur vénérable ! que la danse te soit légère ! la société reconnaissante de tes efforts généreux te saura gré d’avoir consacré ton dernier souffle à ranimer l’ancien grand Bal de Paris !

En revenant ici, nous avons admiré, aux Champs-Élysées, une enseigne longue comme une rue, sans plaisanterie ; les lettres sont de la taille d’un enfant. On les aperçoit à travers le feuillage pendant l’espace de dix arbres : BRASSERIE ANGLAISE. ENGLISH BREWERY. À l’ombre de cette enseigne, des familles entières viennent se reposer, en buvant de cette fameuse bière blanche dont les amateurs ont fait la réputation. Là chacun retrouve sa patrie en bouteilles. L’Écossais savoure l’ale, qui est le vin du montagnard ; l’Anglais y reconnaît son porter chéri ; l’Allemand sa grosse bier et le Français sa bonne double bière, cette fidèle compagne de l’échaudé qui fait si bien dans un tableau d’estaminet. Aussi, le dimanche, les bosquets de l’établissement ressemblent à un bazar où toutes les nations sont représentées. La supériorité de cette brasserie vient, dit-on, de la nature de l’eau qu’on trouve dans la localité. L’eau de la Seine ne vaut rien, à ce qu’il paraît, pour la fabrication de la bière. C’est une découverte que les brasseurs anglais viennent de faire, et que nous recommandons aux marchands de vin français. Nous leur conseillons de se défier de l’eau de Seine, qui peut leur être nuisible dans leur commerce. Charles Nodier, grand amateur de bière, confirme lui-même cette observation, car il ne faut pas croire que le nectar et l’hydromel aient seuls le privilège d’inspirer les poëtes. Chaque génie a son breuvage, chaque muse a des libations particulières qui lui servent à évoquer le dieu. Les lèvres prophétiques ont quelquefois horreur du fruit de Bacchus ; nous connaissons de grands écrivains qui boivent du cassis, d’autres