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LETTRES PARISIENNES (1837).

dans quinze jours, je pourrai marcher… — Je voudrais bien en dire autant, s’écria en soupirant le pauvre goutteux. — Je le crois, reprend la dame puissante, car c’est une triste chose que de passer sa vie dans un fauteuil ! » L’excellente femme ne s’aperçoit point que cette vie si triste est la sienne ; elle ne sort jamais ; non, mais elle croit que c’est parce qu’elle ne veut pas. Elle passe ses jours à plaindre son beau-frère de ce qu’il est goutteux, et lui se distrait en se moquant de sa belle-sœur et de son embonpoint. Tel est le monde, telle est la famille, tel est le cœur humain ; il s’apitoie souvent sur une souffrance qu’il éprouve ; il passe devant son propre malheur sans le reconnaître. C’est que l’infirmité d’autrui nous apparaît dans son ensemble : alors elle nous effraye, elle nous semble intolérable ; la nôtre, au contraire, nous arrive en détail, et par degrés nous force à la subir. Que de philosophes sans le savoir supportent avec résignation des ennuis qu’ils rêvent comme des supplices au-dessus de tous les courages, des tourments quotidiens qu’ils se croient de bonne foi incapables de supporter ! témoin cette femme qui disait un jour : « Ah ! ma chère, si je me croyais ridicule, j’irais me jeter à la rivière. » Or cette femme avait de la barbe comme un sapeur, elle se faisait raser tous les matins par sa femme de chambre, et jamais il ne lui était venu à l’idée de considérer ce phénomène comme un ridicule.

La disparition subite du jeune lecteur du boudoir nous avait fort intrigué. « Nous avons fait fuir monsieur votre cousin, disons-nous à la maîtresse de la maison ; il a l’air souffrant, qu’est-ce qui lui est arrivé ?… » À cette question, chacun se met à rire. « Il n’est pas malade ? — Non, mais il est si malheureux, qu’il faut le plaindre. — C’est un grand chagrin de cœur ? — C’est bien pis, vraiment. — Ah mon Dieu ! vous m’effrayez ; mais je vous vois rire, qu’est-ce donc ? — Moi, je ne ris pas, reprit la mère de l’infortuné jeune homme ; car depuis trois jours, Arthur est si maussade, que je ne puis prendre gaiement sa mésaventure. — De grâce, dites-moi ce qui lui arrive. Quel événement peut tourmenter un homme à ce point sans inquiéter davantage sa famille ? Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que cela peut-être ? — Vous ne devinez pas ? —