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LE VICOMTE DE LAUNAY.

Je comprends très-bien l’empressement qui fait que toute une salle est louée d’avance, mais ce n’est pas cela, les loges sont prises sans être louées. » On annonce le comte de X… « Vous êtes bien fier, vous, mon neveu, lui dit la maîtresse de la maison, vous avez une loge, et vous verrez ce soir Caligula. — Ne m’en parlez pas, je suis furieux. J’avais une loge, en effet, mais on a rayé mon nom sur la liste. » Tumulte, acclamations, chœur de jeunes hommes et de jeunes femmes indignés : « C’est révoltant ! il faut vous plaindre, il faut réclamer. »

On annonce madame de B… (dans un autre salon, c’est madame G…) : « Vous irez ce soir voir Caligula ? — Oui. — Ah ! vous êtes, madame, la seule qui disiez oui ; mais aussi, que de droits vous aviez pour obtenir une bonne loge !… — Mais je n’en ai pas… — Vous non plus ! c’est charmant, nous n’osons plus nous plaindre : quand l’auteur de la Suite d’un bal masqué (dans un autre salon), quand l’auteur du Marquis de Pomenars est mis à la porte du Théâtre-Français, nous devons trouver tout simple de n’y pouvoir entrer… — J’avoue que c’est la première fois, depuis trente ans, que pareille chose m’arrive, car j’ai assisté au triomphe de tous nos grands maîtres ; j’ai vu, je crois, toutes les premières représentations qui ont eu de l’éclat, depuis celle d’Agamemnon de Lemercier jusqu’à celle d’Angelo de Victor Hugo. J’envoyais retenir ma loge un mois d’avance, il est vrai, mais enfin je l’avais toujours ; aujourd’hui, j’en suis réduite à demander l’hospitalité à un journaliste de mes amis. — Que voulez-vous ? les journalistes, ce sont les rois du moment ; tout est pour eux. — Les rois, non ; vous voulez dire les juges. — Mais des juges arbitraires sont pires que des rois absolus. »

Ce prologue vous annonce déjà ce grand changement survenu depuis quelques années à l’égard du public des premières représentations. Le monde élégant n’en est plus : les exceptions sont si rares, qu’il n’en faut point parler. Aussi avons-nous été fort surpris en apercevant dans la loge du roi M. le duc et madame la duchesse d’Orléans, la princesse Clémentine et les jeunes princes. M. le duc d’Orléans, qui aime les gens d’esprit, quoi qu’on dise, professe une grande bienveillance pour Alexandre Dumas ; cela est tout naturel et prouve pour son