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LE VICOMTE DE LAUNAY.

savoir tout ce qui se passe, et vraiment il sait beaucoup de choses, et il a du mérite en cela, car il ne questionne jamais. Lui, questionner ! fi donc ! une question le perdrait ; après un voyage même, il n’oserait risquer cette preuve d’ignorance ; l’absence n’a point de secrets pour lui, sa correspondance le tient au courant de tout, il attire les nouvelles là où il est ; d’ailleurs, les grands événements le connaissent, ils l’attendent pour éclater. Il ne questionne point, mais il écoute avec un art inimaginable qui lui a demandé de grandes études ; il écoute quatre conversations à la fois, comme César dictait quatre lettres en même temps. Il a de ces oreilles avides qui, selon l’expression d’un auteur anglais, ne sont jamais fermées par la réflexion. Il écoutait donc l’autre jour à sa manière, et madame de R…, impatientée de cette quadruple attention, a voulu lui jouer un tour. « Ce bal était superbe ! dit-elle en faisant signe à la personne à qui elle parlait ; le quadrille des sylphides était ravissant ! Madame de…, mademoiselle de…, etc., étaient fort à leur avantage ; » et, au lieu de nommer les charmantes personnes qui ont dansé le quadrille, elle s’amuse à nommer douze femmes antisylphides s’il en fut jamais, les douze femmes les plus solidement belles que l’on puisse imaginer. L’homme bien informé retient ces noms heureux au passage, et il s’échappe avec empressement pour aller charmer les divers salons qui l’apprécient par ce récit exact des fêtes du carnaval. Il va faire une ou deux visites dans la Chaussée d’Antin, il lance sa nouvelle, on le laisse dire sans trop d’étonnement ; mais il arrive rue Royale : là, il recommence ses descriptions merveilleuses ; on lui fait répéter trois fois ces noms étranges, on l’interrompt par des hourras de surprise. « Qu’est-ce que vous nous dites là, monsieur ? s’écrie la vieille baronne de P… ; madame de… était en sylphide ! mademoiselle X… avait des ailes ! et vous appelez cela un quadrille de sylphides, monsieur ! mais c’était un ballet de cariatides !… » L’homme bien informé est resté confondu. Cette mystification le rendra prudent ; puisse-t-elle le rendre muet !

Les-bals de l’Opéra ont été fort nombreux. On parle d’aventures romanesques, de succès rapides et mystérieux, que nous soupçonnons fort de n’être que d’affreuses mystifications. L’his-