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LE VICOMTE DE LAUNAY.

trevue que quelques heures avant sa mort. Une roue s’étant brisée, la malle versa dans un précipice ; le courrier, affreusement blessé, fut transporté à Strasbourg, où il expira après plusieurs jours de souffrance. Au moment de mourir, il fit ses aveux. « Ma bonne Toinette, dit-il, pardonne-moi, je t’ai trompée : quand je t’ai épousée, j’étais déjà marié. — Il y a longtemps que je sais cela, reprit Toinette en fondant en larmes ; ne te tourmente pas, c’est tout pardonné. — Tu le savais ? Et qui te l’avait dit ? — L’autre. — Caroline ? — Elle est venue ici, mon Dieu, il y aura bientôt sept ans ; elle m’a tout conté, en me recommandant bien de ne faire semblant de rien et d’être toujours heureuse comme autrefois, pour que tu ne sois pas… — Pendu ! dit le bien-aimé bigame ; pauvre Toinette, tu es une bonne femme… et l’autre aussi, ajouta-t-il en songeant à la généreuse conduite de Caroline… C’est dommage de quitter ces deux petites commères-là. Toinette, allons, embrasse-moi ; v’là le vrai départ qui arrive, il faut se dire adieu pour tout de bon ; mais c’est égal, tu peux t’en vanter, ma grosse blonde, je t’ai bien aimée !… et l’autre aussi, ajouta-t-il encore en pensant à celle qu’il appelait sa jolie brunette… Va chercher les petits, que je les bénisse, et dépêche-toi. » Toinette amena ses trois beaux enfants ; le mourant les admira avec orgueil : « V’là de fameux enfants ! les gaillards ! ils me ressemblent joliment… et les autres aussi, dit-il encore en mêlant toujours ses affections. Mais les voilà ! s’écria-t-il tout à coup en voyant entrer ses deux grands fils qui soutenaient leur mère à moitié évanouie dans leurs bras ; ma foi, ça se trouve bien, nous v’là tous réunis. » Toinette et Caroline tombèrent à genoux devant lui. Il tendit à chacune d’elles une de ses pauvres mains mutilées, et les regardant toutes deux avec une égale tendresse : « Adieu, mes petites veuves, leur dit-il tout bas ; adieu, courage, consolez-vous ensemble, et priez Dieu qu’il me pardonne comme vous m’avez pardonné. » Puis, s’adressant à son fils aîné et lui montrant la malheureuse Toinette, dont le désespoir lui déchirait le cœur, il dit tout haut : « C’est ma belle-sœur, François ; tu auras soin d’elle et de ses enfants… » Et il mourut. Et ses deux femmes s’embrassèrent en sanglotant, et elles ne se quittèrent plus.