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LETTRES PARISIENNES (1838).

prudent, c’est de s’en servir. Avoir des armes, c’est déjà être suspect. Ah ! plutôt que d’être timidement et perfidement suspect, soyez donc franchement et honorablement redoutable.

En vain vous serez bon, charitable, généreux, il y aura toujours quelqu’un, quelque part, qui s’offensera, par cela même, de votre conduite. Toute vertu est un reproche, toute qualité est une épigramme. Les méchants ne sont pas tout seuls à faire les méchancetés. Les coups les plus terribles partent souvent des grandes âmes. Les plus beaux caractères sont les plus cruels sans le savoir ; chacune de leurs nobles actions est une condamnation sans appel ; leur disproportion est une ironie, leur contraste est un outrage. Ainsi un homme d’un beau caractère a pour ennemis naturels tous ceux qui ont de vilains souvenirs à se reprocher. Il a refusé de faire telle action qu’il trouvait indigne de lui, il a pour ennemis tous ceux qui l’ont faite et qui ont trouvé tout simple de la faire. En vain il voudrait se rapprocher de pareils ennemis, l’alliance est impossible là où il n’y a point de sympathie ; qu’il reste dans son isolement, toute conciliation serait infructueuse ; jamais ces gens-là ne lui pardonneront l’élévation de ses sentiments, le désintéressement de sa conduite, parce que cette élévation et ce désintéressement sont la satire de leur vie.

De même toute femme qui a fait un mariage d’inclination a pour ennemie naturelle toute fille de vingt ans qui a pris un mari cacochyme par intérêt ou par vanité ; en vain la première ferait à l’autre mille prévenances, l’harmonie est impossible entre elles deux. Leurs destinées se composent d’éléments hostiles ; jamais l’amitié ne pourra fleurir dans leurs cœurs, parce que la folie généreuse de celle-ci est une satire éternelle du honteux calcul de celle-là.

Tout homme qui s’est noblement conduit dans une affaire d’honneur a pour ennemis naturels tous les hommes qui ont gardé un soufflet sur la joue, et tous ceux qui le garderaient. En vain il leur tendrait la main et se ferait patient comme eux, jamais ils ne lui pardonneraient son courage, parce que ce courage qu’ils condamnent, qu’ils envient, est une satire de leur lâcheté.

Toute femme d’esprit qui a composé à elle seule d’impor-