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LE VICOMTE DE LAUNAY.

vous dire que, sous prétexte de sa santé délicate, madame de Chèvremont nous envoyait tous coucher à neuf heures. On éteignait les lampes, on fermait les fenêtres ; à dix heures tout le château était plongé dans le sommeil, excepté nous cependant ; nous nous réunissions trois ou quatre dans l’appartement de la petite baronne : c’est une femme assez gentille et qui ne cause pas mal. Là, nous tâchions de nous dédommager quelques moments des ennuis de la journée. Fagerolles était des nôtres, et sa folle gaieté nous était d’un grand secours ; il a le talent de contrefaire tout le monde, il contrefait madame de Chèvremont de la manière la plus plaisante. Je ne sais comment il fait pour lui ressembler ainsi, mais c’est à mourir de rire. Un soir, il avait emprunté un châle et un bonnet à la baronne, la vieille femme de chambre de madame de R… lui avait aussi confié un tour de cheveux orange tout à fait pareils à ceux de madame de Chèvremont, et voilà que, sans nous prévenir, il est entré tout à coup à une heure du matin, comme nous étions en train de prendre le thé ; nous avons cru que c’était elle. Il nous a fait une peur !… ah ! nous en avons bien ri ! Le frère de la baronne a fait sur cette mystification une chanson ravissante qu’il est allé chanter sous les fenêtres de madame de Chèvremont, en s’accompagnant de sa guitare. De son côté, la baronne, qui ne dessine pas mal, a fait du vieux Chèvremont une charmante caricature. Le brave homme est représenté à cheval, en bonnet de nuit et en robe de chambre sur son poney ! il est délicieux ; vous verrez cela dans mon album.

— Mais il me semble, monsieur, que vous vous êtes fort amusé dans ce château si ennuyeux ? Vous passiez la journée à vous promener avec la petite baronne ; le soir, vous vous réunissiez chez elle avec de joyeux compagnons. Vous restiez là jusqu’à une heure du matin à rire, à faire des chansons, des caricatures. Je doute que les plaisirs de votre hiver vaillent les ennuis de votre été. — Vous avez l’air de m’envier, monsieur ; je vois que vous n’êtes pas très-satisfait de la manière dont vous avez joui de la belle saison.

— Moi, monsieur, répond le quatrième interlocuteur, vieillard assez spirituel, qui s’est accordé le droit de tout dire, je ne suis ni content ni mécontent ; je ne me suis ni amusé ni