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LETTRES PARISIENNES (1839).

Les étrangères sont donc seules, en ce moment, reines de nos routs. Les Russes, les Espagnoles, se disputent le sceptre de la mode ; mais une jeune Anglaise le possède déjà depuis longtemps, et rien ne fait penser qu’elle doive le perdre cette année. La mode est une déesse bien calomniée à qui il faut enfin rendre justice. La mode n’est pas du tout inconstante dans ses affections, elle change le moins qu’elle peut et garde longtemps près d’elle les mêmes favoris. Nous connaissons des vieillards du Directoire qui sont encore des jeunes gens à la mode. Une fois qu’on a été à la mode, c’est pour la vie. On est à la mode tant qu’on veut, mais il faut vouloir, il faut s’en occuper, c’est-à-dire se renouveler sans cesse. Il ne faut point se négliger, c’est un travail de toutes les heures qui demande de sévères études ; pour rester à la mode toujours, pour se maintenir jeune, beau, séduisant et dangereux, malgré les ans implacables et malgré les révolutions capricieuses, il faut s’imposer de très-grands sacrifices. Le métier de papillon est un rude méfier, tout rempli d’épineuses difficultés : être toujours léger et jamais étourdi, — ne s’intéresser à rien et savoir tout, — penser à sa toilette pendant des journées entières pour paraître n’y avoir point pensé, — se montrer à la même minute dans quatre salons différents, — arriver à l’Opéra juste pour voir le pas de la danseuse nouvelle, ou pour entendre l’air du virtuose en faveur, — connaître toujours la femme que tout le monde lorgne, — entrer dans un bal en homme qui y est attendu, — faire de la coquetterie avec ses supérieurs, de la bonhomie avec ses inférieurs, de la cordialité avec ses égaux, — bien voir sans trop regarder, — tout apprendre sans questionner, n’adopter exclusivement aucune idée, et ne porter cependant que des jugements absolus, — utiliser tous ses défauts, les ériger en droits acquis, — pousser la gourmandise jusqu’à la pédanterie et l’égoïsme jusqu’à l’importance, — croire en soi, avoir la religion de soi-même, et la professer, — ne s’abandonner à aucune manie personnelle, mais être toujours prêt à prendre toutes les manies du moment, — savoir quitter vite ce qui plaît le plus, — éviter scrupuleusement de s’attacher jamais, car s’attacher à quelqu’un, à quelque chose, à une idée, à un projet, c’est se rouiller, c’est se vieillir, c’est