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LETTRES PARISIENNES (1840).

pas la faute des auteurs modernes si les mœurs modernes n’ont plus aucune poésie ; le plus habile architecte ne peut bâtir un monument qu’avec les matériaux que son pays lui fournit. En Italie on élève des palais de marbre, en Angleterre on bâtit des maisons de briques, en France on construit des monuments avec de la pierre. Jadis, les choses les plus ordinaires étaient divinisées, tous les mots étaient pompeux, toutes les images étaient fantastiques ; on parlait habituellement le langage des dieux ; les aventures les plus vulgaires s’expliquaient de la façon la plus poétique ; et maintenant, tout au rebours, ce sont les choses les plus idéales que l’on exprime avec les mots les plus vulgaires. Ainsi, jadis, un homme qui avait à se plaindre du sort s’écriait : « La fatalité me poursuit ! » et il faisait de grands gestes pleins de dignité. Aujourd’hui, le même homme s’écrie en frappant sur la table : « Faut-il avoir du guignon !… » Et ce mot-là n’est pas du tout tragique, nous l’avouons.

Jadis Oreste, soutenu par son ami Pylade, poussant des hurlements horribles, écumant de rage, les yeux égarés, les traits renversés, les bras convulsifs, était un personnage intéressant, une victime des enfers, un malheureux poursuivi par les Euménides. Aujourd’hui, grâce aux progrès de la science qui ne le guérit pas, Oreste furieux n’est plus qu’un pauvre diable qui tombe du haut mal et que l’on enferme dans un hospice. Les personnages n’ont point changé, les crimes sont les mêmes : seulement, ils ont perdu le costume et surtout le langage qui servaient à les déguiser. Vous pardonnez à Phèdre ses emportements, parce qu’elle se nomme Phèdre et qu’elle est la femme de Thésée ; mais si elle se nommait la baronne de Savigny, ou la marquise de Morange, vous seriez impitoyable pour elle. Agamemnon fait bien aussi d’être le roi des rois, car cet excellent père, qui sacrifie sa fille à son ambition, pourrait bien vous sembler cruel s’il se nommait le banquier Dermont, s’il était 221 et membre du conseil général de son département. Certes, nos hommes politiques sont aujourd’hui très-passionnés ; rien ne leur coûterait pour faire triompher leur cause. Mais quelle que soit l’ardeur de leur ambition, nous n’en connaissons pas un qui soit capable d’égorger systé-