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LETTRES PARISIENNES (1837).

Depuis longtemps on se demande pourquoi les bals de l’Opéra sont passés de mode : on se rappelle quels succès ils obtenaient autrefois, tout ce que les femmes les plus sages imaginaient de ruses pour y aller, le plaisir qu’elles y trouvaient, les ravages qu’y faisait leur malice, le trouble séducteur où elles jetaient tous les esprits, le succès qu’y obtenaient les hommes élégants, les mauvais tours joués aux sots et aux ennuyeux, enfin toutes ces folies du carnaval de l’esprit ; et l’on s’étonne qu’il ne reste plus rien de ce plaisir, rien que le souvenir moqueur des héros de ces anciennes fêtes, qui, regardant avec dédain nos bals masqués d’aujourd’hui, disent en soupirant : « Ce n’est plus cela. » Et pourquoi n’est-ce plus cela ? Des philosophes ont dit : « Cela vient de la trop grande liberté de nos mœurs. Quand les jeunes gens qui s’aiment peuvent se voir tous les jours à leur aise à visage découvert, ils n’ont pas besoin de se déguiser, de se cacher sous un masque pour se rencontrer et se parler de leur amour. Comme on n’a rien répondu à ceux qui ont dit cela, ils persistent dans leur opinion, et pourtant ce n’est pas là le vrai motif de cette grande décadence des bals de l’Opéra ; car les pays où les passions sont les plus naïves, où les liens qu’il faudrait cacher sont le plus loyalement avoués, sont précisément ceux où les bals masqués ont le plus de vogue. D’ailleurs, les personnes qui allaient au bal de l’Opéra pour s’y rencontrer étaient en petit nombre. La majorité y allait pour y être intriguée, et on n’intrigue bien que les gens qui ont dans l’esprit ou dans le cœur un vif intérêt, ou qui sont susceptibles d’en avoir. Un jeune homme qui aime sérieusement une femme a beau la voir tous les jours et savoir tout ce qu’elle fait, le moindre mot que vous lui direz à propos d’elle l’agitera ; le véritable amour est ombrageux ; la chose la plus insignifiante, la plus improbable, le trouble. Vous lui dites : Je l’ai rencontrée ce matin ; il sait qu’elle n’est point sortie, qu’elle est malade ; il l’a vue lui-même très-souffrante. N’importe, ce mot le trouble ; vingt suppositions plus absurdes les unes que les autres viennent l’assaillir ; il n’aura pas de repos qu’il n’ait couru chez elle savoir la vérité. Vous voyez donc bien que ce n’est pas la liberté de l’amour qui fait que les bals de l’Opéra sont ennuyeux ; c’est l’indifférence de