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LE VICOMTE DE LAUNAY.

cet amour. Nous le répétons : le premier aliment d’un bal masqué, c’est l’imagination, et ce qui nous empêche d’avoir de l’imagination, c’est notre égoïsme ; car l’imagination est toujours une distraction de soi-même : malheureusement nous conservons tous en cela une très-belle présence d’esprit. Que les hommes manquent d’imagination, cela peut encore se comprendre ; mais que les femmes en soient complètement dépourvues, c’est ce que nous ne pouvons expliquer. Si elles étaient plus sages on ne s’en plaindrait pas ; mais la morale n’y gagne rien, et les plaisirs seuls y perdent.

Une femme égoïste non-seulement de cœur, mais d’esprit, ne peut donc être aimable au bal de l’Opéra ; pour y paraître piquante, il faut d’abord s’y déguiser, et une femme égoïste ne peut pas sortir d’elle-même. Le moi est indélébile chez elle. Une véritable égoïste ne sait même pas être fausse ; et puis enfin, pour intriguer quelqu’un, il faut encore s’être occupé de lui, et c’est une peine qu’on ne veut prendre aujourd’hui qu’autant qu’elle ne doit pas être inutile. Les bals masqués, enfin, sont un plaisir d’imagination, et, comme nous sommes trop égoïstes pour avoir de l’imagination, nous n’avons plus de bals masqués.

À propos des femmes, la grippe vient de leur jouer un tour perfide : sur six cents personnes priées l’autre soir à une de nos élégantes fêtes, deux cents personnes seulement sont venues. La grippe retenait les quatre cents autres dans leur lit, ou auprès du lit d’un malade ; il en est résulté une facilité de circulation dans les contredanses qui a fort déconcerté les danseuses ; on venait les regarder ne pas danser ; et cette mode de glisser sur le parquet en contemplant ses pieds, mode qui convient parfaitement à ces combats avec accompagnement de violons, de contre-basses et de coups de fouet qu’on appelle une contredanse française, à cette lutte avec la foule qu’on appelle danser, paraissait fort risible avec tant d’espace et avec une si grande liberté dans les mouvements. La grippe sera l’occasion d’une réforme dans la danse. Les femmes finiront par ne plus voir qu’un ridicule dans ce qui fut autrefois un talent. Les femmes se privent sottement de beaucoup de succès et de plaisirs qu’elles ne remplacent pas ; et puis, elles