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LETTRES PARISIENNES (1837).

font du désenchantement, elles s’étonnent que tout les ennuie. Une très-jolie personne nous disait l’autre jour : — Ma mère me dit qu’à mon âge rien ne l’amusait plus que de danser ; eh bien, moi, j’avoue que je n’aime pas la danse. — Vous n’en savez rien, lui avons-nous dit, vous n’avez jamais dansé. — Comment, mais hier encore… — Oh ! vous appelez cela danser : faire trois pas en avant, avec les pieds en dedans, le corps penché et les épaules arrondies ; puis hasarder une glissade à droite sans quitter terre, et comme si vous étiez fixée au parquet ; puis, peu satisfaite de ce que vous trouvez à droite, essayer à gauche une glissade parallèle ; puis, n’ayant pu encore trouver ce que vous semblez chercher, vous décider tout à coup à traverser pour aller voir ce qui se passe en face de vous ; là, recommencer le même manège, un pas à droite, un pas à gauche, le même, toujours le même ; car, si vous faisiez un pas différent, on vous prendrait pour une femme de quarante ans. Au bal, l’âge se reconnaît au pied plus encore qu’au visage ; une femme qui danse les pieds en dehors avoue trente ans ; celle qui tourne en faisant dos à dos en avoue quarante ; celle qui fait un pas de Basque ou un pas de bourrée confesse cinquante ans ; celle qui hasarderait un pas de zéphire en trahirait soixante, si elle était capable de le faire. Vous marchez en mesure, mais vous ne dansez pas, et vous ne pouvez savoir si vous aimez la danse. Autrefois, la danse était un exercice, car il fallait travailler pour arriver à bien faire tous ces pas, aujourd’hui tant méprisés ; c’était un plaisir aussi, parce que c’était une promesse de succès. Une jeune fille qui dansait bien avait un avenir. Les mariages se faisaient au bal ; un solo bien étudié valait une dot. Aujourd’hui, savoir danser serait un ridicule, et les maîtres de danse en sont réduits à se faire professeurs d’histoire et de géographie. Le célèbre M. Lévi a bien compris son époque ; son école de danse languissait, il en a fait une école d’improvisation ; il a changé sa boîte de danse en chaire d’éloquence. Il apprend aux petites filles à parler des heures entières, sans se reposer, sur le lever du soleil, sur l’amour filial, sur la mort d’un grand homme quelconque. Si elles n’ont point d’esprit, elles acquerront au moins de l’aplomb, c’est toujours cela ; et les parents s’en vont