Page:Œuvres complètes de Frédéric Bastiat, Guillaumin, 1.djvu/252

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Pise, le 18 octobre 1850.

Mon cher Cobden, je vous remercie de l’intérêt que vous prenez à ma santé. Je ne puis pas dire qu’elle soit meilleure ou plus mauvaise. Sa marche est si imperceptible que je sais à peine vers quel dénoûment elle me conduit. Tout ce que je demande au ciel maintenant, c’est que les tubes qui descendent de la bouche au poumon et à l’estomac ne deviennent pas plus douloureux. Je n’avais jamais pensé au rôle immense qu’ils jouent dans notre vie. Le boire, le manger, la respiration, la parole, tout passe par là. S’ils ne fonctionnent pas, on est mort ; s’ils fonctionnent mal, c’est bien pis.

Le premier aspect de l’Italie, et particulièrement de la Toscane, ne fait pas sur moi la même impression qu’il avait faite sur vous. Cela n’est pas surprenant : vous arriviez ici en triomphateur, après avoir fait faire à l’humanité un de ses plus notables progrès ; vous étiez accueilli et fêté par tout ce qu’il y a dans ce pays d’hommes éclairés, libéraux, amis du bien public ; vous voyiez la Toscane par le haut. — Moi, j’y entre par l’extrémité opposée ; tous mes rapports jusqu’ici ont été avec des bateliers, des voituriers, des garçons d’auberge, des mendiants et des facchini, ce qui constitue la race d’hommes la plus rapace, la plus tenace, la plus abjecte qu’on puisse rencontrer. Je me dis souvent qu’il ne faut pas se hâter de juger, que très-probablement ma disposition intérieure me met un verre noirci sur la vue. En effet, il est bien difficile qu’un homme qui ne peut pas parler, ni guère se tenir debout, ne soit fort irritable, et partant injuste. Cependant, mon ami, je ne crois pas me tromper en disant ceci : — Quand les hommes n’ont aucun soin de leur dignité, quand ils ne reconnaissent d’autre loi que le sans gêne, quand ils ne veulent se soumettre à aucun ordre, à aucune discipline volontaire,