Page:Œuvres complètes de Frédéric Bastiat, Guillaumin, 1.djvu/53

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qu’un mortel ait pu avoir, de l’humanité et des lois qui la régissent, une connaissance aussi profonde que celle qui est dans l’Évangile. »

Il me propose de prendre ses ébauches économiques dans sa malle ; car le temps menaçait, et il n’eût pas été prudent de sortir. Je savais, d’ailleurs, dès la veille au soir, qu’aux yeux du docteur Lacauchie il déclinait d’une manière rapide.

Je pris les papiers, et commençai à les compulser, assis près de lui, interrompant ma tâche au moindre signe pour prêter l’oreille à ce qu’il voulait me dire.

… Voici une recommandation… sur laquelle il a beaucoup insisté. « Il faut traiter l’économie politique au point de vue du consommateur. Tous les phénomènes économiques, que leurs effets soient bons ou qu’ils soient mauvais, se résolvent, à la fin de leur évolution, par des avantages ou des préjudices pour les consommateurs. Ces mêmes effets ne font que glisser sur les producteurs, dont ils ne peuvent affecter les intérêts d’une manière durable. »

« Le progrès de la civilisation doit amener les hommes à se placer à ce point de vue et à calculer leur intérêt de consommateurs plutôt que leur intérêt de producteurs. On voit déjà ce progrès s’opérer en Angleterre, et des ouvriers s’y occuper moins de l’élévation de leur salaire que de l’avantage d’obtenir à bas prix tous les objets qu’ils consomment. »

Il m’a répété que c’était là un point capital, et j’étais étonné de la profondeur comme de la lucidité de ses explications.

Vers la nuit, il m’a parlé de Rome considérée au point de vue religieux. « Ce qui m’a le plus frappé, dit-il, c’est la solidité de la tradition des martyrs. Ils sont là, on les voit, on les touche dans les catacombes ; il est impossible de les nier. » Son langage était plein d’onction.

Demain je continuerai le dépouillement de ses papiers scientifiques. Cette journée a été bien triste. La mort se montre à nous dans tous nos entretiens. Nous ne prononçons pas son nom, lui par un sentiment délicat, afin de m’éviter une affliction, et moi pour ne pas me laisser aller à un attendrissement qui le gagnerait peut-être et lui serait douloureux. C’est lui qui me donne l’exemple du courage…