Page:Œuvres complètes de Frédéric Bastiat, Guillaumin, 6.djvu/438

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surexciter le sensualisme le plus grossier. La cupidité devait répondre à cet appel[1].

Et n’est-ce pas là que nous en sommes ? Quel est le cri universel dans tous les rangs, dans toutes les classes ? Tous pour chacun. — En prononçant le mot chacun, nous pensons à nous, et ce que nous demandons c’est de prendre une part imméritée dans le travail de tous. — En d’autres termes, nous systématisons la spoliation. — Sans doute, la spoliation naïve et directe est tellement injuste qu’elle nous répugne ; mais, grâce à la maxime tous pour chacun, nous apaisons les scrupules de notre conscience. Nous plaçons dans les autres le devoir de travailler pour nous, puis nous mettons en nous le droit de jouir du travail des autres ; nous sommons l’État, la loi d’imposer le prétendu devoir, de protéger le prétendu droit, et nous arrivons à ce résultat bizarre de nous dépouiller mutuellement au nom de la fraternité. Nous vivons aux dépens d’autrui, et c’est à ce titre que nous nous attribuons l’héroïsme du sacrifice. Ô bizarrerie de l’esprit humain ! Ô subtilité de la convoitise ! Ce n’est pas assez que chacun de nous s’efforce de grossir sa part aux dépens de celle des autres, ce n’est pas assez de vouloir profiter d’un travail que nous n’avons pas fait, nous nous persuadons encore que par là nous nous montrons sublimes dans la pratique du dévouement ; peut s’en faut que nous ne comparions à Jésus-Christ, et nous nous aveuglons au point de ne pas voir que ces sacrifices, qui

  1. Quand l’avant-garde icarienne partit du Havre, j’interrogeai plusieurs de ces insensés, et cherchai à connaître le fond de leur pensée. Un facile bien-être, tel était leur espoir et leur mobile. L’un d’eux me dit : « Je pars, et mon frère est de la seconde expédition. Il a huit enfants : et vous sentez quel grand avantage ce sera pour lui de n’avoir plus à les élever et à les nourrir. » — « Je le comprends aisément, dis-je ; mais il faudra que cette lourde charge retombe sur d’autres. » — Se débarrasser sur autrui de ce qui nous gêne, voilà la façon fraternitaire dont ces malheureux entendaient la devise tous pour chacun.