Page:Œuvres complètes de Frédéric Bastiat, Guillaumin, 6.djvu/88

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contre cette remarque, la taxant de matérialisme et d’épicurisme, se trouverait bien malheureux si, le prenant au mot, on le réduisait au brouet noir des Spartiates ou à la pitance d’un anachorète. Mais, en tout cas, quand les besoins de cet ordre sont satisfaits d’une manière assurée et permanente, il en est d’autres qui prennent leur source dans la plus expansible de nos facultés, le désir. Conçoit-on un moment où l’homme ne puisse plus former de désirs, même raisonnables ? N’oublions pas qu’un désir qui est déraisonnable à un certain degré de civilisation, à une époque où toutes les puissances humaines sont absorbées pour la satisfaction des besoins inférieurs, cesse d’être tel quand le perfectionnement de ces puissances ouvre devant elles un champ plus étendu. C’est ainsi qu’il eût été déraisonnable, il y a deux siècles, et qu’il ne l’est pas aujourd’hui, d’aspirer à faire dix lieues à l’heure. Prétendre que les besoins et les désirs de l’homme sont des quantités fixes et stationnaires, c’est méconnaitre la nature de l’âme, c’est nier les faits, c’est rendre la civilisation inexplicable.

Elle serait inexplicable encore, si, côté du développement indéfini des besoins, ne venait se placer, comme possible, le développement indéfini des moyens d’y pourvoir. Qu’importerait, pour la réalisation du progrès, la nature expansible des besoins, si, à une certaine limite, nos facultés ne pouvaient plus avancer, si elles rencontreraient une borne immuable ?

Ainsi, à moins que la nature, la Providence, quelle que soit la puissance qui préside à nos destinées, ne soit tombée dans la plus choquante, la plus cruelle contradiction, nos désirs étant indéfinis, la présomption est que nos moyens d’y pourvoir le sont aussi.

Je dis indéfinis et non point infinis, car rien de ce qui tient à l’homme n’est infini. C’est précisément parce que nos désirs et nos facultés se développent dans l’infini, qu’ils