Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, I.djvu/268

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

les sentiments éclos au fond de leurs cœurs y restaient ensevelis, sans qu’aucun événement leur en apprît l’un à l’autre la force et l’étendue, ils ne connaissaient même pas le son de leurs voix. Ces deux amis muets se gardaient, comme d’un malheur, de s’engager dans une plus intime union. Chacun d’eux semblait craindre d’apporter à l’autre une infortune plus pesante que celle qu’il voulait partager. Était-ce cette pudeur d’amitié qui les arrêtait ainsi ? Était-ce cette appréhension de l’égoïsme ou cette méfiance atroce qui séparent tous les habitants réunis dans les murs d’une nombreuse cité ? La voix secrète de leur conscience les avertissait-elle d’un péril prochain ? Il serait impossible d’expliquer le sentiment qui les rendait aussi ennemis qu’amis, aussi indifférents l’un à l’autre qu’ils étaient attachés, aussi unis par l’instinct que séparés par le fait. Peut-être chacun d’eux voulait-il conserver ses illusions. On eût dit parfois que l’inconnu craignait d’entendre sortir quelques paroles grossières de ces lèvres aussi fraîches, aussi pures qu’une fleur, et que Caroline ne se croyait pas digne de cet être mystérieux en qui tout révélait le pouvoir et la fortune. Quant à madame Crochard, cette tendre mère, presque mécontente de l’indécision dans laquelle restait sa fille, montrait une mine boudeuse à son monsieur noir à qui elle avait jusque-là toujours souri d’un air aussi complaisant que servile. Jamais elle ne s’était plainte aussi amèrement à sa fille d’être encore à son âge obligée de faire la cuisine ; à aucune époque ses rhumatismes et son catarrhe ne lui avaient arraché autant de gémissements ; enfin, elle ne sut pas faire, pendant cet hiver, le nombre d’aunes de tulle sur lequel Caroline avait compté jusqu’alors. Dans ces circonstances et vers la fin du mois de décembre, à l’époque où le pain était le plus cher, et où l’on ressentait déjà le commencement de cette cherté des grains qui rendit l’année 1816 si cruelle aux pauvres gens, le passant remarqua sur le visage de la jeune fille dont le nom lui était inconnu, les traces affreuses d’une pensée secrète que ses sourires bienveillants ne dissipèrent pas. Bientôt il reconnut, dans les yeux de Caroline, les flétrissants indices d’un travail nocturne. Dans une des dernières nuits de ce mois, le passant revint, contrairement à ses habitudes, vers une heure du matin par la rue du Tourniquet-Saint-Jean. Le silence de la nuit lui permit d’entendre de loin, avant d’arriver à la maison de Caroline, la voix pleurarde de la vieille mère et celle plus douloureuse de la jeune ouvrière,