Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, II.djvu/318

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

huit mille livres de rente dans la vallée d’Auge, et son père devait tôt ou tard lui laisser le château de Manerville avec toutes ses dépendances. Quant à son instruction, à son avenir politique, à sa valeur personnelle, à ses talents, il n’en fut seulement pas question. Ses terres étaient bonnes et les fermages bien assurés ; d’excellentes plantations y avaient été faites ; les réparations et les impôts étaient à la charge des fermiers ; les pommiers avaient trente-huit ans ; enfin son père était en marché pour acheter deux cents arpents de bois contigus à son parc, qu’il voulait entourer de murs : aucune espérance ministérielle, aucune célébrité humaine ne pouvait lutter contre de tels avantages. Soit malice, soit calcul, madame de Sainte-Sevère n’avait pas parlé du frère aîné de Gaston, et Gaston n’en dit pas un mot. Mais ce frère était poitrinaire, et paraissait devoir être bientôt enseveli, pleuré, oublié. Gaston de Nueil commença par s’amuser de ces personnages ; il en dessina, pour ainsi dire, les figures sur son album dans la sapide vérité de leurs physionomies anguleuses, crochues, ridées, dans la plaisante originalité de leurs costumes et de leurs tics ; il se délecta des normanismes de leur idiome, du fruste de leurs idées et de leurs caractères. Mais, après avoir épousé pendant un moment cette existence semblable à celle des écureuils occupés à tourner leur cage, il sentit l’absence des oppositions dans une vie arrêtée d’avance, comme celle des religieux au fond des cloîtres, et tomba dans une crise qui n’est encore ni l’ennui, ni le dégoût, mais qui en comporte presque tous les effets. Après les légères souffrances de cette transition, s’accomplit pour l’individu le phénomène de sa transplantation dans un terrain qui lui est contraire, où il doit s’atrophier et mener une vie rachitique. En effet, si rien ne le tire de ce monde, il en adopte insensiblement les usages, et se fait à son vide qui le gagne et l’annule. Déjà les poumons de Gaston s’habituaient à cette atmosphère. Prêt à reconnaître une sorte de bonheur végétal dans ces journées passées sans soins et sans idées, il commençait à perdre le souvenir de ce mouvement de sève, de cette fructification constante des esprits qu’il avait si ardemment épousée dans la sphère parisienne, et allait se pétrifier parmi ces pétrifications, y demeurer pour toujours, comme les compagnons d’Ulysse, content de sa grasse enveloppe. Un soir Gaston de Nueil se trouvait assis entre une vieille dame et l’un des vicaires-généraux du diocèse, dans un salon à boiseries peintes en gris, carrelé en grands carreaux de terre blancs, décoré