Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, II.djvu/327

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haute conscience de sa valeur. N’étant ni mère ni épouse, repoussée par le monde, privée du seul cœur qui pût faire battre le sien sans honte, ne tirant d’aucun sentiment les secours nécessaires à son âme chancelante, elle devait prendre sa force sur elle-même, vivre de sa propre vie, et n’avoir d’autre espérance que celle de la femme abandonnée : attendre la mort, en hâter la lenteur malgré les beaux jours qui lui restaient encore. Se sentir destinée au bonheur, et périr sans le recevoir, sans le donner ?… une femme ! Quelles douleurs ! Monsieur de Nueil fit ces réflexions avec la rapidité de l’éclair, et se trouva bien honteux de son personnage en présence de la plus grande poésie dont puisse s’envelopper une femme. Séduit par le triple éclat de la beauté, du malheur et de la noblesse, il demeura presque béant, songeur, admirant la vicomtesse, mais ne trouvant rien à lui dire.

Madame de Beauséant, à qui cette surprise ne déplut sans doute point, lui tendit la main par un geste doux, mais impératif ; puis, rappelant un sourire sur ses lèvres pâlies, comme pour obéir encore aux grâces de son sexe, elle lui dit : — Monsieur de Champignelles m’a prévenue, monsieur, du message dont vous vous êtes si complaisamment chargé pour moi. Serait-ce de la part de…

En entendant cette terrible phrase, Gaston comprit encore mieux le ridicule de sa situation, le mauvais goût, la déloyauté de son procédé envers une femme et si noble et si malheureuse. Il rougit. Son regard, empreint de mille pensées, se troubla ; mais tout à coup, avec cette force que de jeunes cœurs savent puiser dans le sentiment de leurs fautes, il se rassura ; puis, interrompant madame de Beauséant, non sans faire un geste plein de soumission, il lui répondit d’une voix émue : — Madame, je ne mérite pas le bonheur de vous voir ; je vous ai indignement trompée. Le sentiment auquel j’ai obéi, si grand qu’il puisse être, ne saurait faire excuser le misérable subterfuge qui m’a servi pour arriver jusqu’à vous. Mais, madame, si vous aviez la bonté de me permettre de vous dire…

La vicomtesse lança sur monsieur de Nueil un coup d’œil plein de hauteur et de mépris, leva la main pour saisir le cordon de sa sonnette, sonna ; le valet de chambre vint ; elle lui dit, en regardant le jeune homme avec dignité : — Jacques, éclairez monsieur.

Elle se leva fière, salua Gaston, et se baissa pour ramasser le livre tombé. Ses mouvements furent aussi secs, aussi froids que ceux par lesquels elle l’accueillit avaient été mollement élégants et gracieux.