Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, II.djvu/469

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arrivait souvent. Son irascibilité passait si bien toute croyance, que je ne vous en dirai rien ; vous allez en juger d’ailleurs. Personne ne restait calme près de lui. Moi seul peut-être je ne le craignais pas ; il m’avait pris, il est vrai, dans une si singulière amitié que tout ce que je faisais, il le trouvait bon. Quand la colère le travaillait, son front se crispait, et ses muscles dessinaient au milieu de son front un delta, ou, pour mieux dire, le fer à cheval de Redgauntlet. Ce signe vous terrifiait encore plus peut-être que les éclairs magnétiques de ses yeux bleus. Tout son corps tressaillait alors, et sa force, déjà si grande à l’état normal, devenait presque sans bornes. Il grasseyait beaucoup. Sa voix, au moins aussi puissante que celle de l’Oudet de Charles Nodier, jetait une incroyable richesse de son dans la syllabe ou dans la consonne sur laquelle tombait ce grasseyement. Si ce vice de prononciation était une grâce chez lui dans certains moments, lorsqu’il commandait la manœuvre ou qu’il était ému, vous ne sauriez imaginer combien de puissance exprimait cette accentuation si vulgaire à Paris. Il faudrait l’avoir entendu. Lorsque le colonel était tranquille, ses yeux bleus peignaient une douceur angélique, et son front pur avait une expression pleine de charme. À une parade, à l’armée d’Italie, aucun homme ne pouvait lutter avec lui. Enfin d’Orsay lui-même, le beau d’Orsay, fut vaincu par notre colonel lors de la dernière revue passée par Napoléon avant d’entrer en Russie. Tout était opposition chez cet homme privilégié. La passion vit par les contrastes. Aussi ne me demandez pas s’il exerçait sur les femmes ces irrésistibles influences auxquelles notre nature (le général regardait la princesse de Cadignan) se plie comme la matière vitrifiable sous la canne du souffleur ; mais, par une singulière fatalité, un observateur se rendrait peut-être compte de ce phénomène, le colonel avait peu de bonnes fortunes, ou négligeait d’en avoir. Pour vous donner une idée de sa violence, je vais vous dire en deux mots ce que je lui ai vu faire dans un paroxysme de colère. Nous montions avec nos canons un chemin très-étroit, bordé d’un côté par un talus assez haut, et de l’autre par des bois. Au milieu du chemin, nous nous rencontrâmes avec un autre régiment d’artillerie, à la tête duquel marchait le colonel. Ce colonel veut faire reculer le capitaine de notre régiment qui se trouvait en tête de la première batterie. Naturellement notre capitaine s’y refuse ; mais le colonel fait signe à sa première batterie d’avancer, et malgré le soin que le conducteur mit à se jeter sur le bois, la roue du premier canon prit la jambe droite