Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, III.djvu/352

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Grimont, et ne pouvait jamais être comprise ; aussi parut-elle monstrueuse à tous les esprits. Félicité n’était pas seule aux Touches, elle y avait un hôte. Cet hôte était Claude Vignon, écrivain dédaigneux et superbe, qui, tout en ne faisant que de la critique, a trouvé moyen de donner au public et à la littérature l’idée d’une certaine supériorité. Félicité, qui depuis sept ans avait reçu cet écrivain comme cent autres auteurs, journalistes, artistes et gens du monde, qui connaissait son caractère sans ressort, sa paresse, sa profonde misère, son incurie et son dégoût de toutes choses, paraissait vouloir en faire son mari par la manière dont elle s’y prenait avec lui. Sa conduite, incompréhensible pour ses amis, elle l’expliquait par l’ambition, par l’effroi que lui causait la vieillesse ; elle voulait confier le reste de sa vie à un homme supérieur pour qui sa fortune serait un marchepied et qui lui continuerait son importance dans le monde poétique. Elle avait donc emporté Claude Vignon de Paris aux Touches comme un aigle emporte dans ses serres un chevreau, pour l’étudier et pour prendre quelque parti violent ; mais elle abusait à la fois Calyste et Claude : elle ne songeait point au mariage, elle était dans les plus violentes convulsions qui puissent agiter une âme aussi forte que la sienne, en se trouvant la dupe de son esprit, en voyant la vie éclairée trop tard par le soleil de l’amour, brillant comme il brille dans les cœurs à vingt ans. Voici maintenant la chartreuse de Camille.

À quelques cents pas de Guérande, le sol de la Bretagne cesse, et les marais salants, les dunes commencent. On descend dans le désert des sables que la mer a laissés comme une marge entre elle et la terre, par un chemin raviné qui n’a jamais vu de voitures. Ce désert contient des sables infertiles, les mares de forme inégale bordées de crêtes boueuses où se cultive le sel, et le petit bras de mer qui sépare du continent l’île du Croisic. Quoique géographiquement le Croisic soit une presqu’île, comme elle ne se rattache à la Bretagne que par les grèves qui la lient au bourg de Batz, sables arides et mouvants qui ne sauraient se franchir facilement, elle peut passer pour une île. À l’endroit où le chemin du Croisic à Guérande s’embranche sur la route de la terre ferme, se trouve une maison de campagne entourée d’un grand jardin remarquable par des pins tortueux et tourmentés, les uns en parasol, les autres pauvres de branchages, montrant tous leurs troncs rougeâtres aux places où l’écorce est détachée. Ces arbres, victimes des ouragans,