Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, III.djvu/444

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à table sans être habillée. En voyant entrer sa rivale, Camille devina tout. Béatrix, sans toilette, avait un air froid et une taciturnité de physionomie qui, pour une observatrice de la force de Maupin, dénotait l’hostilité d’un cœur aigri. Camille sortit et donna sur-le-champ l’ordre qui devait si fort étonner Calyste ; elle pensa que si le naïf Breton arrivait avec son amour insensé au milieu de la querelle, il ne reverrait peut-être jamais Béatrix en compromettant l’avenir de sa passion par quelque sotte franchise, elle voulut être sans témoin pour ce duel de tromperies. Béatrix, sans auxiliaire, devait être à elle. Camille connaissait la sécheresse de cette âme, les petitesses de ce grand orgueil auquel elle avait si justement appliqué le mot d’entêtement. Le dîner fut sombre. Chacune de ces deux femmes avait trop d’esprit et de bon goût pour s’expliquer devant les domestiques ou se faire écouter aux portes par eux. Camille fut douce et bonne, elle se sentait si supérieure ! La marquise fut dure et mordante, elle se savait jouée comme un enfant. Il y eut pendant le dîner un combat de regards, de gestes, de demi-mots auxquels les gens ne devaient rien comprendre et qui annonçait un violent orage. Quand il fallut remonter, Camille offrit malicieusement son bras à Béatrix, qui feignit de ne pas voir le mouvement de son amie et s’élança seule dans l’escalier. Lorsque le café fut servi, mademoiselle des Touches dit à son valet de chambre un : Laissez-nous ! qui fut le signal du combat.

— Les romans que vous faites, ma chère, sont un peu plus dangereux que ceux que vous écrivez, dit la marquise.

— Ils ont cependant un grand avantage, dit Camille en prenant une cigarette.

— Lequel ? demanda Béatrix.

— Ils sont inédits, mon ange.

— Celui dans lequel vous me mettez fera-t-il un livre ?

— Je n’ai pas de vocation pour le métier d’Œdipe ; vous avez l’esprit et la beauté des sphinx, je le sais ; mais ne me proposez pas d’énigmes, parlez clairement, ma chère Béatrix.

— Quand pour rendre les hommes heureux, les amuser, leur plaire et dissiper leurs ennuis, nous demandons au diable de nous aider…

— Les hommes nous reprochent plus tard nos efforts et nos tentatives, en les croyant dictés par le génie de la dépravation, dit Camille en quittant sa cigarette et interrompant son amie.