Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, III.djvu/475

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Elle part demain avec sa tante, au désespoir toutes deux. Viens en Irlande, mon Calyste, dit-elle.

— Combien de fois ai-je pensé à m’y enfuir ! dit-il.

— Ah ! s’écria la baronne.

— Avec Béatrix, ajouta-t-il.

Quelques jours après le départ de Charlotte, Calyste accompagnait le chevalier du Halga pendant sa promenade au mail, il s’y asseyait au soleil sur un banc d’où ses yeux embrassaient le paysage depuis les girouettes des Touches jusqu’aux rescifs que lui indiquaient ces lames écumeuses qui se jouent au-dessus des écueils à la marée. En ce moment Calyste était maigre et pâle, ses forces diminuaient, il commençait à ressentir quelques petits frissons réguliers qui dénotaient la fièvre. Ses yeux cernés avaient cet éclat que communique une pensée fixe aux solitaires, ou l’ardeur du combat aux hardis lutteurs de notre civilisation actuelle. Le chevalier était la seule personne avec laquelle il échangeât quelques idées : il avait deviné dans ce vieillard un apôtre de sa religion, et reconnu chez lui les vestiges d’un éternel amour.

— Avez-vous aimé plusieurs femmes dans votre vie ? lui demanda-t-il la seconde fois qu’ils firent, selon l’expression du marin, voile de conserve au mail.

— Une seule, répondit le capitaine du Halga.

— Était-elle libre ?

— Non, fit le chevalier. Ah ! j’ai bien souffert, car elle était la femme de mon meilleur ami, de mon protecteur, de mon chef : mais nous nous aimions tant !

— Elle vous aimait ? dit Calyste.

— Passionnément, répondit le chevalier avec une vivacité qui ne lui était pas ordinaire.

— Vous avez été heureux ?

— Jusqu’à sa mort, elle est morte à quarante-neuf ans, en émigration à Saint-Pétersbourg : le climat l’a tuée. Elle doit avoir bien froid dans son cercueil. J’ai bien souvent pensé à l’aller chercher pour la coucher dans notre chère Bretagne, près de moi ! Mais elle gît dans mon cœur.

Le chevalier s’essuya les yeux, Calyste lui prit les mains et les lui serra.

— Je tiens plus à cette chienne, dit-il en montrant Thisbé, qu’à ma vie. Cette petite est en tout point semblable à celle qu’elle