Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IV.djvu/239

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Dumay se retira, le cœur plein d’anxiété, croyant que l’affreux Butscha s’était mis dans la peau de ce grand poëte pour séduire Modeste ; tandis qu’au contraire Butscha, spirituel et fin autant qu’un prince qui se venge, plus habile qu’un espion, fouillait la vie et les actions de Canalis, en échappant par sa petitesse à tous les yeux, comme un insecte qui fait son chemin dans l’aubier d’un arbre.

À peine le Breton était-il sorti que La Brière entra dans le cabinet de son ami. Naturellement Canalis parla de la visite de cet homme du Havre…

— Ah ! dit Ernest, Modeste Mignon, je viens exprès à cause de cette aventure.

— Ah ! bah ! s’écria Canalis, aurais-je donc triomphé par procureur ?…

— Eh ! oui, voilà le nœud du drame. Mon ami, je suis aimé par la plus charmante fille du monde, belle à briller parmi les plus belles à Paris, du cœur et de la littérature autant qu’une Clarisse Harlowe ; elle m’a vu, je lui plais, et elle me croit le grand Canalis !… Ce n’est pas tout. Modeste Mignon est de haute naissance, et Mongenod vient de me dire que le père, le comte de La Bastie, doit avoir quelque chose comme six millions… Ce père est arrivé depuis trois jours, et je viens de lui faire demander un rendez-vous à deux heures par Mongenod, qui, dans son petit mot, lui dit qu’il s’agit du bonheur de sa fille… Tu comprends, qu’avant d’aller trouver le père, je devais tout t’avouer.

— Dans le nombre de ces fleurs écloses au soleil de la gloire, dit emphatiquement Canalis, il s’en trouve une magnifique, portant, comme l’oranger, ses fruits d’or parmi les mille parfums de l’esprit et de la beauté réunis ! un élégant arbuste, une tendresse vraie, un bonheur entier, et il m’échappe !… ─ Canalis regarda son tapis, pour ne pas laisser lire dans ses yeux. ─ Comment, reprit-il après une pause où il reprit son sang-froid, comment deviner à travers les senteurs enivrantes de ces jolis papiers façonnés, de ces phrases qui portent à la tête, le cœur vrai, la jeune fille, la jeune femme chez qui l’amour prend les livrées de la flatterie et qui nous aime pour nous, qui nous apporte la félicité ?… il faudrait être un ange ou un démon, et je ne suis qu’un ambitieux maître des requêtes… Ah ! mon ami, la gloire fait de nous un but que mille flèches visent ! L’un de nous a dû son riche mariage à l’une des pièces hydrauliques de sa poésie, et moi, plus caressant, plus homme à