Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IV.djvu/241

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Encore si c’était Canalis ! il n’y aurait pas grand mal. Mais ce Scapin d’amoureux ?… je l’étranglerai de mes deux mains… se disait-il en faisant involontairement un geste d’une atroce énergie… Et après ?… se demanda-t-il, si ma fille meurt de chagrin ! Il regarda machinalement par les fenêtres de l’hôtel des Princes, et vint se rasseoir sur son divan où il resta immobile. Les fatigues de six voyages aux Indes, les soucis de la spéculation, les dangers courus, évités, les chagrins avaient argenté la chevelure de Charles Mignon. Sa belle figure militaire, d’un contour si pur, s’était bronzée au soleil de la Malaisie, de la Chine et de l’Asie mineure, elle avait pris un caractère imposant que la douleur rendit sublime en ce moment. ─ Et Mongenod qui me dit d’avoir confiance dans le jeune homme qui va venir me parler de ma fille…

Ernest de La Brière fut alors annoncé par l’un des domestiques que le comte de La Bastie s’était attachés pendant ces quatre années et qu’il avait triés dans le nombre de ses subordonnés.

— Vous venez, monsieur, de la part de non ami Mongenod ? dit-il.

— Oui, répondit Ernest qui contempla timidement ce visage aussi sombre que celui d’Othello. Je me nomme Ernest de La Brière, allié, monsieur, à la famille du dernier premier-ministre, et son secrétaire particulier pendant son ministère. À sa chute, son Excellence me mit à la Cour des Comptes, où je suis Référendaire de première classe, et où je puis devenir Maître des Comptes…

— En quoi tout ceci peut-il concerner mademoiselle de La Bastie ? demanda Charles Mignon.

— Monsieur, je l’aime, et j’ai l’inespéré bonheur d’être aimé d’elle… Écoutez-moi, monsieur, dit Ernest en arrêtant un mouvement terrible du père irrité, j’ai la plus bizarre confession à vous faire, la plus honteuse pour un homme d’honneur. La plus affreuse punition de ma conduite, naturelle peut-être, n’est pas d’avoir à vous la révéler… je crains encore plus la fille que le père…

Ernest raconta naïvement et avec la noblesse que donne la sincérité l’avant-scène de ce petit drame domestique, sans omettre les vingt et quelques lettres échangées qu’il avait apportées, ni l’entrevue qu’il venait d’avoir avec Canalis. Quand le père eut fini la lecture de ces lettres, le pauvre amant, pâle et suppliant, trembla sous les regards de feu que lui jeta le Provençal.