Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IV.djvu/290

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— Si vous jouez bien au whist, monsieur, dit Gobenheim en présentant cinq cartes mises en éventail, je n’aurai jamais vu d’homme aussi accompli que vous…

Cette question fit rire, car elle fut la traduction des idées de chacun.

— Je le joue assez, pour pouvoir vivre en province le reste de mes jours, répondit Canalis. Voici sans doute plus de littérature et de conversation qu’il n’en faut à des joueurs de whist, ajouta-t-il avec impertinence en jetant son volume sur la console.

Ce détail indique les dangers que court le héros d’un salon à sortir, comme Canalis, de sa sphère ; il ressemble alors à l’acteur chéri d’un certain public, dont le talent se perd en quittant son cadre et abordant un théâtre supérieur.

On mit ensemble le baron et le duc, Gobenheim fut le partenaire de Latournelle. Modeste vint se placer auprès du poëte, au grand désespoir du pauvre Ernest qui suivait sur le visage de la capricieuse jeune fille les progrès de la fascination exercée par Canalis. La Brière ignorait le don de séduction que possédait Melchior et que la nature a souvent refusé aux êtres vrais, assez généralement timides. Ce don exige une hardiesse, une vivacité de moyens qu’on pourrait appeler la voltige de l’esprit ; il comporte même un peu de mimique ; mais n’y a-t-il pas toujours, moralement parlant, un comédien dans un poëte ? Entre exprimer des sentiments qu’on n’éprouve pas, mais dont on conçoit toutes les variantes, et les feindre quand on en a besoin pour obtenir un succès sur le théâtre de la vie privée, la différence est grande ; néanmoins, si l’hypocrisie nécessaire à l’homme du monde a gangrené le poëte, il arrive à transporter les facultés de son talent dans l’expression d’un sentiment nécessaire, comme le grand homme voué à la solitude finit par transborder son cœur dans son esprit.

— Il travaille pour les millions, se disait douloureusement La Brière, et il jouera si bien la passion que Modeste y croira !

Et au lieu de se montrer plus aimable et plus spirituel que son rival, La Brière imita le duc d’Hérouville, il resta sombre, inquiet, attentif ; mais là où l’homme de cour étudiait les incartades de la jeune héritière, Ernest fut en proie aux douleurs d’une jalousie noire et concentrée, il n’avait pas encore obtenu un regard de son idole. Il sortit, pour quelques instants, avec Butscha.

— C’est fini, dit-il, elle est folle de lui, je suis plus que dés-