Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/404

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— Quelle tête de fer a donc cet homme ! se dit Rastignac en voyant Vautrin s’en aller tranquillement, sa canne sous le bras. Il m’a dit crûment ce que madame de Beauséant me disait en y mettant des formes. Il me déchirait le cœur avec des griffes d’acier. Pourquoi veux-je aller chez madame de Nucingen ? Il a deviné mes motifs aussitôt que je les ai conçus. En deux mots, ce brigand m’a dit plus de choses sur la vertu que ne m’en ont dit les hommes et les livres. Si la vertu ne souffre pas de capitulation, j’ai donc volé mes sœurs ? dit-il en jetant le sac sur la table. Il s’assit, et resta là plongé dans une étourdissante méditation. — Être fidèle à la vertu, martyre sublime ! Bah ! tout le monde croit à la vertu ; mais qui est vertueux ? Les peuples ont la liberté pour idole ; mais où est sur la terre un peuple libre ? Ma jeunesse est encore bleue comme un ciel sans nuage : vouloir être grand ou riche, n’est-ce pas se résoudre à mentir, plier, ramper, se redresser, flatter, dissimuler ? n’est-ce pas consentir à se faire le valet de ceux qui ont menti, plié, rampé ? Avant d’être leur complice, il faut les servir. Eh bien, non. Je veux travailler noblement, saintement ; je veux travailler jour et nuit, ne devoir ma fortune qu’à mon labeur. Ce sera la plus lente des fortunes, mais chaque jour ma tête reposera sur mon oreiller sans une pensée mauvaise. Qu’y a-t-il de plus beau que de contempler sa vie et de la trouver pure comme un lis ? Moi et la vie nous sommes comme un jeune homme et sa fiancée. Vautrin m’a fait voir ce qui arrive après dix ans de mariage. Diable ! ma tête se perd. Je ne veux penser à rien, le cœur est un bon guide.

Eugène fut tiré de sa rêverie par la voix de la grosse Sylvie, qui lui annonça son tailleur, devant lequel il se présenta, tenant à la main ses deux sacs d’argent, et il ne fut pas fâché de cette circonstance. Quand il eut essayé ses habits du soir, il remit sa nouvelle toilette du matin, qui le métamorphosait complètement. — Je vaux bien monsieur de Trailles, se dit-il. Enfin j’ai l’air d’un gentilhomme !

— Monsieur, dit le père Goriot en entrant chez Eugène, vous m’avez demandé si je connaissais les maisons où va madame de Nucingen ?

— Oui !

— Eh bien, elle va lundi prochain au bal du maréchal Carigliano. Si vous pouvez y être, vous me direz si mes deux filles se sont bien amusées, comment elles seront mises, enfin tout.