Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/58

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avait des doutes involontaires, et sa femme avait des craintes certaines. Néanmoins, sûrs l’un de l’autre, ils avaient dormi. Cet état de gêne était-il dû à un défaut de foi, au souvenir de leur scène nocturne ? Ils ne le savaient pas eux-mêmes. Mais ils s’étaient aimés, ils s’aimaient trop purement pour que l’impression à la fois cruelle et bienfaisante de cette nuit ne laissât pas quelques traces dans leurs âmes ; jaloux tous deux de les faire disparaître et voulant revenir tous les deux le premier l’un à l’autre, ils ne pouvaient s’empêcher de songer à la cause première d’un premier désaccord. Pour des âmes aimantes, ce n’est pas des chagrins, la peine est loin encore ; mais c’est une sorte de deuil difficile à peindre. S’il y a des rapports entre les couleurs et les agitations de l’âme ; si, comme l’a dit l’aveugle de Locke, l’écarlate doit produire à la vue les effets produits dans l’ouïe par une fanfare, il peut être permis de comparer à des teintes grises cette mélancolie de contre-coup. Mais l’amour attristé, l’amour auquel il reste un sentiment vrai de son bonheur momentanément troublé, donne des voluptés qui, tenant à la peine et à la joie, sont toutes nouvelles. Jules étudiait la voix de sa femme, il en épiait les regards avec le sentiment jeune qui l’animait dans les premiers moments de sa passion pour elle. Les souvenirs de cinq années tout heureuses, la beauté de Clémence, la naïveté de son amour, effacèrent alors promptement les derniers vestiges d’une intolérable douleur. Ce lendemain était un dimanche, jour où il n’y avait ni Bourse ni affaire ; les deux époux passèrent alors la journée ensemble, se mettant plus avant au cœur l’un de l’autre qu’ils n’y avaient jamais été, semblables à deux enfants qui, dans un moment de peur, se serrent, se pressent et se tiennent, s’unissant par instinct. Il y a dans une vie à deux de ces journées complétement heureuses, dues au hasard, et qui ne se rattachent ni à la veille, ni au lendemain, fleurs éphémères !… Jules et Clémence en jouirent délicieusement, comme s’ils eussent pressenti que c’était la dernière journée de leur vie amoureuse. Quel nom donner à cette puissance inconnue qui fait hâter le pas des voyageurs sans que l’orage se soit encore manifesté, qui fait resplendir de vie et de beauté le mourant quelques jours avant sa mort et lui inspire les plus riants projets, qui conseille au savant de hausser sa lampe nocturne au moment où elle l’éclaire parfaitement, qui fait craindre à une mère le regard trop profond jeté sur son enfant par un homme perspicace ? Nous subissons tous cette influence dans les