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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

— Mon cher, dit un soir le duc de Manfrigneuse au nouveau comte de Brambourg, je suis sûr que votre demande sera prise en bonne part ; mais pour épouser Amélie de Soulanges, il faudrait que vous fussiez libre. Qu’avez-vous fait de votre femme ?…

— Ma femme ?… dit Philippe avec un geste, un regard et un accent qui furent devinés plus tard par Frédérick-Lemaître dans un de ses plus terribles rôles. Hélas ! j’ai la triste certitude de ne pas la conserver. Elle n’a pas huit jours à vivre. Ah ! mon cher Duc, vous ignorez ce qu’est une mésalliance ! une femme qui était cuisinière, qui a les goûts d’une cuisinière et qui me déshonore, car je suis bien à plaindre. Mais j’ai eu l’honneur d’expliquer ma position à madame la Dauphine. Il s’est agi, dans le temps, de sauver un million que mon oncle avait laissé par testament à cette créature. Heureusement, ma femme a donné dans les liqueurs ; à sa mort, je deviens maître d’un million confié à la maison Mongenod, j’ai de plus trente mille francs dans le cinq, et mon majorat qui vaut quarante mille livres de rente. Si, comme tout le fait supposer, monsieur de Soulanges a le bâton de maréchal, je suis en mesure, avec le titre de comte de Brambourg, de devenir général et pair de France. Ce sera la retraite d’un aide-de-camp Dauphin.

Après le Salon de 1823, le premier peintre du Roi, l’un des plus excellents hommes de ce temps, avait obtenu pour la mère de Joseph un bureau de loterie aux environs de la Halle. Plus tard, Agathe put fort heureusement permuter, sans avoir de soulte à payer, avec le titulaire d’un bureau situé rue de Seine, dans une maison où Joseph prit son atelier. À son tour, la veuve eut un gérant et ne coûta plus rien à son fils. Or, en 1828, quoique directrice d’un excellent bureau de loterie qu’elle devait à la gloire de Joseph, madame Bridau ne croyait pas encore à cette gloire excessivement contestée comme le sont toutes les vraies gloires. Le grand peintre, toujours aux prises avec ses passions, avait d’énormes besoins ; il ne gagnait pas assez pour soutenir le luxe auquel l’obligeaient ses relations dans le monde aussi bien que sa position distinguée dans la jeune École. Quoique puissamment soutenu par ses amis du Cénacle, par mademoiselle Des Touches, il ne plaisait pas au Bourgeois. Cet être, de qui vient l’argent aujourd’hui, ne délie jamais les cordons de sa bourse pour les talents mis en question, et Joseph voyait contre lui les classiques, l’Institut, et les critiques qui relevaient de ces deux puissances. Enfin le comte de Brambourg faisait