Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/109

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aux puissances éternelles, se fait également adorer et par les biens et par les maux qu’elle fait ? Hélas ! elle m’a tout ravi, la cruelle et je l’en aime davantage. Plus elle me rend malheureux, plus je la trouve parfaite. Il semble que tous les tourments qu’elle me cause soient pour elle un nouveau mérite auprès de moi. Le sacrifice qu’elle vient de faire aux sentiments de la nature me désole et m’enchante ; il augmente à mes yeux le prix de celui qu’elle a fait à l’amour. Non, son cœur ne sait rien refuser qui ne fasse valoir ce qu’il accorde.

Et vous, digne et charmante cousine, vous, unique et parfait modèle d’amitié, qu’on citera seule entre toutes les femmes, et que les cœurs qui ne ressemblent pas au vôtre oseront traiter de chimère ; ah ! ne me parlez plus de philosophie : je méprise ce trompeur étalage qui ne consiste qu’en vains discours ; ce fantôme qui n’est qu’une ombre, qui nous excite à menacer de loin les passions, et nous laisse comme un faux brave à leur approche. Daignez ne pas m’abandonner à mes égarements ; daignez rendre vos anciennes bontés à cet infortuné qui ne les mérite plus, mais qui les désire plus ardemment et en a plus besoin que jamais ; daignez me rappeler à moi-même, et que votre douce voix supplée en ce cœur malade à celle de la raison.

Non, je l’ose espérer, je ne suis point tombé dans un abaissement éternel. Je sens ranimer en moi ce feu pur et saint dont j’ai brûlé : l’exemple de tant de vertus ne sera point perdu pour celui qui en fut l’objet, qui les aime, les admire et veut les imiter sans cesse. O chère amante dont je dois honorer le choix ! ô mes amis dont je veux recouvrer l’estime ! mon âme se réveille et reprend dans les vôtres sa force et sa vie. Le chaste amour et l’amitié sublime me rendront le courage qu’un lâche désespoir fut prêt à m’ôter ; les purs sentiments de mon cœur me tiendront lieu de sagesse : je serai par vous tout ce que je dois être, et je vous forcerai d’oublier ma chute, si je puis m’en relever un instant. Je ne sais ni ne veux savoir quel sort le ciel me réserve ; quel qu’il puisse être, je veux me rendre digne de celui dont j’ai joui. Cette immortelle image que je porte en moi me servira d’égide, et rendra mon âme invulnérable aux coups de la fortune. N’ai-je pas assez vécu pour mon bonheur ? C’est maintenant pour sa gloire que je dois vivre. Ah ! que ne puis-je étonner le monde de mes vertus, afin qu’on pût dire un jour en les admirant : « Pouvait-il moins faire ? Il fut aimé de Julie ! »

P.-S. ─ Des nœuds abhorrés et peut-être inévitables ! Que signifient ces mots ? Ils sont dans sa lettre. Claire, je m’attends à tout ; je suis résigné, prêt à supporter mon sort. Mais ces mots… jamais, quoi qu’il arrive, je ne partirai d’ici que je n’aie eu l’explication de ces mots-là.

Lettre XI de Julie

Il est donc vrai que mon âme n’est pas fermée au plaisir, et qu’un sentiment de joie y peut pénétrer encore ! Hélas ! je croyais depuis ton départ n’être plus sensible qu’à la douleur ; je croyais ne savoir que souffrir loin de toi, et je n’imaginais pas même des consolations à ton absence. Ta charmante lettre à ma cousine est venue me désabuser ; je l’ai lue et baisée avec des larmes d’attendrissement : elle a répandu la fraîcheur d’une douce rosée sur mon cœur séché d’ennuis et flétri de tristesse ; et j’ai senti, par la sérénité qui m’en est restée, que tu n’as pas moins d’ascendant de loin que de près sur les affections de ta Julie.

Mon ami, quel charme pour moi de te voir reprendre cette vigueur de sentiments qui convient au courage d’un homme ! Je t’en estimerai davantage, et m’en mépriserai moins de n’avoir pas en tout avili la dignité d’un amour honnête, ni corrompu deux cœurs à la fois. Je te dirai plus, à présent que nous pouvons parler librement de nos affaires ; ce qui aggravait mon désespoir était de voir que le tien nous ôtait la seule ressource qui pouvait nous rester dans l’usage de tes talents. Tu connais maintenant le digne ami que le ciel t’a donné : ce ne serait pas trop de ta vie entière pour mériter ses bienfaits ; ce ne sera jamais assez pour réparer l’offense que tu viens de lui faire, et j’espère que