Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/111

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de Crésus, ni la gloire de César, ni le pouvoir de Néron, ni les plaisirs d’Héliogabale ? Pourquoi, s’ils étaient heureux, tes désirs ne te mettaient-ils pas à leur place ? C’est qu’ils ne l’étaient point, et tu le sentais bien ; c’est qu’ils étaient vils et méprisables, et qu’un méchant heureux ne fait envie à personne. Quels hommes contemplais-tu donc avec le plus de plaisir ? Desquels adorais-tu les exemples ? Auxquels aurais-tu mieux aimé ressembler ? Charme inconcevable de la beauté qui ne périt point ! c’était l’Athénien buvant la ciguë, c’était Brutus mourant pour son pays, c’était Régulus au milieu des tourments, c’était Caton déchirant ses entrailles, c’étaient tous ces vertueux infortunés qui te faisaient envie, et tu sentais au fond de ton cœur la félicité réelle que couvraient leurs maux apparents. Ne crois pas que ce sentiment fût particulier à toi seul, il est celui de tous les hommes, et souvent même en dépit d’eux. Ce divin modèle que chacun de nous porte avec lui nous enchante malgré que nous en ayons ; sitôt que la passion nous permet de le voir, nous lui voulons ressembler ; et si le plus méchant des hommes pouvait être un autre que lui-même, il voudrait être un homme de bien.

Pardonne-moi ces transports, mon aimable ami ; tu sais qu’ils me viennent de toi, et c’est à l’amour dont je les tiens à te les rendre. Je ne veux point t’enseigner ici tes propres maximes, mais t’en faire un moment l’application pour voir ce qu’elles ont à ton usage : car voici le temps de pratiquer tes propres leçons et de montrer comment on exécute ce que tu sais dire. S’il n’est pas question d’être un Caton ou un Régulus, chacun pourtant doit aimer son pays, être intègre et courageux, tenir sa foi, même aux dépens de sa vie. Les vertus privées sont souvent d’autant plus sublimes qu’elles n’aspirent point à l’approbation d’autrui, mais seulement au bon témoignage de soi-même ; et la conscience du juste lui tient lieu des louanges de l’univers. Tu sentiras donc que la grandeur de l’homme appartient à tous les états, et que nul ne peut être heureux s’il ne jouit de sa propre estime ; car si la véritable jouissance de l’âme est dans la contemplation du beau, comment le méchant peut-il l’aimer dans autrui sans être forcé de se haïr lui-même ?

Je ne crains pas que les sens et les plaisirs grossiers te corrompent ; ils sont des pièges peu dangereux pour un cœur sensible, et il lui en faut de plus délicats. Mais je crains les maximes et les leçons du monde ; je crains cette force terrible que doit avoir l’exemple universel et continuel du vice ; je crains les sophismes adroits dont il se colore ; je crains enfin que ton cœur même ne t’en impose, et ne te rende moins difficile sur les moyens d’acquérir une considération, que tu saurais dédaigner si notre union n’en pouvait être le fruit.

Je t’avertis, mon ami, de ces dangers ; ta sagesse fera le reste : car c’est beaucoup pour s’en garantir que d’avoir su les prévoir. Je n’ajouterai qu’une réflexion, qui l’emporte, à mon avis, sur la fausse raison du vice, sur les fières erreurs des insensés, et qui doit suffire pour diriger au bien la vie de l’homme sage ; c’est que la source du bonheur n’est tout entière ni dans l’objet désiré ni dans le cœur qui le possède, mais dans le rapport de l’un et de l’autre ; et que, comme tous les objets de nos désirs ne sont pas propres à produire la félicité, tous les états du cœur ne sont pas propres à la sentir. Si l’âme la plus pure ne suffit pas seule à son propre bonheur, il est plus sûr encore que toutes les délices de la terre ne sauraient faire celui d’un cœur dépravé ; car il y a des deux côtés une préparation nécessaire, un certain concours dont résulte ce précieux sentiment recherché de tout être sensible et toujours ignoré du faux sage, qui s’arrête au plaisir du moment faute de connaître un bonheur durable. Que servirait donc d’acquérir un de ces avantages aux dépens de l’autre, de gagner au dehors pour perdre encore plus au dedans, et de se procurer les moyens d’être heureux en perdant l’art de les employer ? Ne vaut-il pas mieux encore, si l’on ne peut avoir qu’un des deux, sacrifier celui que le sort peut nous rendre à celui qu’on ne recouvre point quand on l’a perdu ? Qui le doit mieux savoir que moi, qui n’ai fait qu’empoisonner les douceurs de ma vie en pensant y mettre le comble ? Laisse donc dire les méchants qui montrent leur fortune et cachent leur cœur ; et sois sûr que s’il est un seul exemple du bonheur sur la terre, il se trouve dans un homme de bien. Tu reçus du ciel cet heureux penchant à tout ce qui est bon