Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/123

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Voilà ce que j’ai tâché de faire par l’avis de quelque gens éclairés que j’ai choisis pour guides parmi les connaissances que m’a données milord Edouard. J’ai donc commencé d’être admis dans des sociétés moins nombreuses et plus choisies. Je ne m’étais trouvé, jusqu’à présent, qu’à des dîners réglés, où l’on ne voit de femme que la maîtresse de la maison ; où tous les désœuvrés de Paris sont reçus pour peu qu’on les connaisse ; où chacun paye comme il peut son dîner en esprit ou en flatterie, et dont le ton bruyant et confus ne diffère pas beaucoup de celui des tables d’auberges.

Je suis maintenant initié à des mystères plus sacrés. J’assiste à des soupers priés, où la porte est fermée à tout survenant, et où l’on est sûr de ne trouver que des gens qui conviennent tous, sinon les uns aux autres, au moins à ceux qui les reçoivent. C’est là que les femmes s’observent moins, et qu’on peut commencer à les étudier ; c’est là que règnent plus paisiblement des propos plus fins et plus satiriques ; c’est là qu’au lieu des nouvelles publiques, des spectacles, des promotions, des morts, des mariages, dont on a parlé le matin, on passe discrètement en revue les anecdotes de Paris, qu’on dévoile tous les événements secrets de la chronique scandaleuse, qu’on rend le bien et le mal également plaisants et ridicules, et que, peignant avec art et selon l’intérêt particulier les caractères des personnages, chaque interlocuteur, sans y penser, peint encore beaucoup mieux le sien ; c’est là qu’un reste de circonspection fait inventer devant les laquais un certain langage entortillé, sous lequel, feignant de rendre la satire plus obscure, on la rend seulement plus amère, c’est là, en un mot, qu’on affile avec soin le poignard, sous prétexte de faire moins de mal, mais en effet pour l’enfoncer plus avant.

Cependant, à considérer ces propos selon nos idées, on aurait tort de les appeler satiriques, car ils sont bien plus railleurs que mordants, et tombent moins sur le vice que sur le ridicule. En général la satire a peu de cours dans les grandes villes, où ce qui n’est que mal est si simple, que ce n’est pas la peine d’en parler. Que reste-t-il à blâmer où la vertu n’est plus estimée et de quoi médirait-on quand on ne trouve plus de mal à rien ? A Paris surtout, où l’on ne saisit les choses que par le côté plaisant, tout ce qui doit allumer la colère et l’indignation est toujours mal reçu s’il n’est mis en chanson ou en épigramme. Les jolies femmes n’aiment point à se fâcher, aussi ne se fâchent-elles de rien ; elles aiment à rire ; et, comme il n’y a pas le mot pour rire au crime, les fripons sont d’honnêtes gens comme tout le monde. Mais malheur à qui prête le flanc au ridicule ! sa caustique empreinte est ineffaçable ; il ne déchire pas seulement les mœurs, la vertu, il marque jusqu’au vice même ; il fait calomnier les méchants. Mais revenons à nos soupers.

Ce qui m’a le plus frappé dans ces sociétés d’élite, c’est de voir six personnes choisies exprès pour s’entretenir agréablement ensemble, et parmi lesquelles règnent même le plus souvent des liaisons secrètes, ne pouvoir rester une heure entre elles six, sans y faire intervenir la moitié de Paris ; comme si leurs cœurs n’avaient rien à se dire, et qu’il n’y eût là personne qui méritât de les intéresser. Te souvient-il, ma Julie, comment, en soupant chez ta cousine, ou chez toi, nous savions, en dépit de la contrainte et du mystère, faire tomber l’entretien sur des sujets qui eussent du rapport à nous, et comment à chaque réflexion touchante, à chaque allusion subtile, un regard plus vif qu’un éclair, un soupir plutôt devine qu’aperçu, en portait le doux sentiment d’un cœur à l’autre ?

Si la conversation se tourne par hasard sur les convives, c’est communément dans un certain jargon de société dont il faut avoir la clef pour l’entendre. A l’aide de ce chiffre, on se fait réciproquement, et selon le goût du temps, mille mauvaises plaisanteries, durant lesquelles le plus sot n’est pas celui qui brille le moins, tandis qu’un tiers mal instruit est réduit à l’ennui et au silence, ou à rire de ce qu’il n’entend point. Voilà, hors le tête-à-tête, qui m’est