Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/149

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si elles connaissaient ton empire, elles mettraient de soin à te conserver, sinon par honnêteté, du moins par coquetterie ! Mais on ne joue point la pudeur. Il n’y a pas d’artifice plus ridicule que celui qui la veut imiter. Quelle différence, pensais-je encore, de la grossière impudence de ces créatures et de leurs équivoques licencieuses à ces regards timides et passionnés, à ces propos pleins de modestie, de grâce et de sentiments, dont… Je n’osais achever, je rougissais de ces indignes comparaisons… Je me reprochais comme autant de crimes les charmants souvenirs qui me poursuivaient malgré moi… En quels lieux osais-je penser à celle… Hélas ! ne pouvant écarter de mon cœur une trop chère image, je m’efforçais de la voiler.

Le bruit, les propos que j’entendais, les objets qui frappaient mes yeux, m’échauffèrent insensiblement ; mes deux voisines ne cessaient de me faire des agaceries, qui furent enfin poussées trop loin pour me laisser de sang-froid. Je sentis que ma tête s’embarrassait : j’avais toujours bu mon vin fort trempé, j’y mis plus d’eau encore, et enfin je m’avisai de la boire pure. Alors seulement je m’aperçus que cette eau prétendue était du vin blanc, et que j’avais été trompé tout le long du repas. Je ne fis point des plaintes qui ne m’auraient attiré que des railleries, je cessai de boire, il n’était plus temps ; le mal était fait. L’ivresse ne tarda pas à m’ôter le peu de connaissance qui me restait. Je fus surpris, en revenant à moi, de me trouver dans un cabinet reculé, entre les bras d’une de ces créatures, et j’eus au même instant le désespoir de me sentir aussi coupable que je pouvais l’être.

J’ai fini ce récit affreux : qu’il ne souille plus tes regards ni ma mémoire. O toi dont j’attends mon jugement, j’implore ta rigueur, je la mérite. Quel que soit mon châtiment, il me sera moins cruel que le souvenir de mon crime.

Lettre XXVII. Réponse

Rassurez-vous sur la crainte de m’avoir irritée ; votre lettre m’a donné plus de douleur que de colère. Ce n’est pas moi, c’est vous que vous avez offensé par un désordre auquel le cœur n’eut point de part. Je n’en suis que plus affligée ; j’aimerais mieux vous voir m’outrager que vous avilir, et le mal que vous vous faites est le seul que je ne puis vous pardonner.

A ne regarder que la faute dont vous rougissez, vous vous trouvez bien plus coupable que vous ne l’êtes, et je ne vois guère en cette occasion que de l’imprudence à vous reprocher. Mais ceci vient de plus loin, et tient à une plus profonde racine, que vous n’apercevez pas, et qu’il faut que l’amitié vous découvre.

Votre première erreur est d’avoir pris une mauvaise route en entrant dans le monde : plus vous avancez, plus vous vous égarez ; et je vois en frémissant que vous êtes perdu si vous ne revenez sur vos pas. Vous vous laissez conduire insensiblement dans le piège que j’avais craint. Les grossières amorces du vice ne pouvaient d’abord vous séduire ; mais la mauvaise compagnie a commencé par abuser votre raison pour corrompre votre vertu, et fait déjà sur vos mœurs le premier essai de ses maximes.

Quoique vous ne m’ayez rien dit en particulier des habitudes que vous vous êtes faites à Paris, il est aisé de juger de vos sociétés par vos lettres, et de ceux qui vous montrent les objets par votre manière de les voir. Je ne vous ai point caché combien j’étais peu contente de vos relations : vous avez continué sur le même ton, et mon déplaisir n’a fait qu’augmenter. En vérité, l’on prendrait ces lettres pour les sarcasmes d’un petit-maître plutôt que pour les relations d’un philosophe, et l’on a peine à les croire de la même main que celles que vous m’écriviez autrefois. Quoi ! vous pensez étudier les hommes dans les petites manières de quelques coteries de précieuses ou de