Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/187

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rendu justice auprès de lui, comme je la lui rends auprès de vous.

J’oubliais de vous parler de nos revenus et de leur administration. Le débris des biens de M. de Wolmar, joint à celui de mon père, qui ne s’est réservé qu’une pension, lui fait une fortune honnête et modérée, dont il use noblement et sagement, en maintenant chez lui non l’incommode et vain appareil du luxe, mais l’abondance, les véritables commodités de la vie, et le nécessaire chez ses voisins indigents. L’ordre qu’il a mis dans sa maison est l’image de celui qui règne au fond de son âme, et semble imiter dans un petit ménage l’ordre établi dans le gouvernement du monde. On n’y voit ni cette inflexible régularité qui donne plus de gêne que d’avantage, et n’est supportable qu’à celui qui l’impose, ni cette confusion mal entendue qui pour trop avoir ôte l’usage de tout. On y reconnaît toujours la main du maître et l’on ne la sent jamais ; il a si bien ordonné le premier arrangement qu’à présent tout va tout seul, et qu’on jouit à la fois de la règle et de la liberté.

Voilà, mon bon ami, une idée abrégée, mais fidèle, du caractère de M. de Wolmar, autant que je l’ai pu connaître depuis que je vis avec lui. Tel il m’a paru le premier jour, tel il me paraît le dernier sans aucune altération ; ce qui me fait espérer que je l’ai bien vu, et qu’il ne me reste plus rien à découvrir ; car je n’imagine pas qu’il pût se montrer autrement sans y perdre.

Sur ce tableau, vous pouvez d’avance vous répondre à vous-même ; et il faudrait me mépriser beaucoup pour ne pas me croire heureuse avec tant de sujet de l’être. Ce qui m’a longtemps abusée, et qui peut-être vous abuse encore, c’est la pensée que l’amour est nécessaire pour former un heureux mariage. Mon ami, c’est une erreur ; l’honnêteté, la vertu, de certaines convenances, moins de conditions et d’âges que de caractères et d’humeurs, suffisent entre deux époux ; ce qui n’empêche point qu’il ne résulte de cette union un attachement très tendre qui, pour n’être pas précisément de l’amour, n’en est pas moins doux et n’en est que plus durable. L’amour est accompagné d’une inquiétude continuelle de jalousie ou de privation, peu convenable au mariage, qui est un état de jouissance et de paix. On ne s’épouse point pour penser uniquement l’un à l’autre, mais pour remplir conjointement les devoirs de la vie civile, gouverner prudemment la maison, bien élever ses enfants. Les amants ne voient jamais qu’eux, ne s’occupent incessamment que d’eux, et la seule chose qu’ils sachent faire est de s’aimer. Ce n’est pas assez pour des époux, qui ont tant d’autres soins à remplir. Il n’y a point de passion qui nous fasse une si forte illusion que l’amour : on prend sa violence pour un signe de sa durée ; le cœur surchargé d’un sentiment si doux l’étend pour ainsi dire sur l’avenir, et tant que cet amour dure on croit qu’il ne finira point. Mais, au contraire, c’est son ardeur même qui le consume ; il s’use avec la jeunesse, il s’efface avec la beauté, il s’éteint sous les glaces de l’âge ; et depuis que le monde existe on n’a jamais vu deux amants en cheveux blancs soupirer l’un pour l’autre. On doit donc compter qu’on cessera de s’adorer tôt ou tard ; alors, l’idole qu’on servait détruite, on se voit réciproquement tels qu’on est. On cherche avec étonnement l’objet qu’on aima ; ne le trouvant plus, on se dépite contre celui qui reste, et souvent l’imagination le défigure autant qu’elle l’avait paré. Il y a peu de gens, dit La Rochefoucauld, qui ne soient honteux de s’être aimés, quand ils ne s’aiment plus. Combien alors il est à craindre que l’ennui ne succède à des sentiments