Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/214

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que son amitié m’en devait le dédommagement. « Ah ! Julie, lui dis-je avec tristesse, il n’y a qu’un moment que je suis avec vous ; voulez-vous déjà me renvoyer aux Indes ? ─ Non pas, dit-elle en riant, mais j’y veux aller à mon tour. »

Je lui dis que je vous avais donné une relation de mon voyage, dont je lui apportais une copie. Alors, elle me demanda de vos nouvelles avec empressement. Je lui parlai de vous, et ne pus le faire sans lui retracer les peines que j’avais souffertes et celles que je vous avais données. Elle en fut touchée ; elle commença d’un ton plus sérieux à entrer dans sa propre justification, et à me montrer qu’elle avait dû faire tout ce qu’elle avait fait. M. de Wolmar rentra au milieu de son discours ; et ce qui me confondit, c’est qu’elle le continua en sa présence exactement comme s’il n’y eût pas été. Il ne put s’empêcher de sourire en démêlant mon étonnement. Après qu’elle eut fini, il me dit : « Vous voyez un exemple de la franchise qui règne ici. Si vous voulez sincèrement être vertueux, apprenez à l’imiter : c’est la seule prière et la seule leçon que j’aie à vous faire. Le premier pas vers le vice est de mettre du mystère aux actions innocentes ; et quiconque aime à se cacher a tôt ou tard raison de se cacher. Un seul précepte de morale peut tenir lieu de tous les autres, c’est celui-ci : ne fais ni ne dis jamais rien que tu ne veuilles que tout le monde voie et entende ; et, pour moi, j’ai toujours regardé comme le plus estimable des hommes ce Romain qui voulait que sa maison fût construite de manière qu’on vît tout ce qui s’y faisait.

J’ai, continua-t-il, deux partis à vous proposer : choisissez librement celui qui vous conviendra le mieux, mais choisissez l’un ou l’autre. » Alors, prenant la main de sa femme et la mienne, il me dit en la serrant : « Notre amitié commence ; en voici le cher lien ; qu’elle soit indissoluble. Embrassez votre sœur et votre amie ; traitez-la toujours comme telle ; plus vous serez familier avec elle, mieux je penserai de vous. Mais vivez dans le tête-à-tête comme si j’étais présent, ou devant moi comme si je n’y étais pas : voilà tout ce que je vous demande. Si vous préférez le dernier parti, vous le pouvez sans inquiétude ; car, comme je me réserve le droit de vous avertir de tout ce qui me déplaira, tant que je ne dirai rien vous serez sûr de ne m’avoir point déplu. »

Il y avait deux heures que ce discours m’aurait fort embarrassé ; mais M. de Wolmar commençait à prendre une si grande autorité sur moi, que j’y étais déjà presque accoutumé. Nous recommençâmes à causer paisiblement tous trois, et chaque fois que je parlais à Julie je ne manquais point de l’appeler Madame. « Parlez-moi franchement, dit enfin son mari en m’interrompant ; dans l’entretien de tout à l’heure disiez-vous Madame ? ─ Non dis-je un peu déconcerté ; mais la bienséance… ─ La bienséance, reprit-il, n’est que le masque du vice ; où la vertu règne elle est inutile ! je n’en veux point. Appelez ma femme Julie en ma présence, ou Madame en particulier, cela m’est indifférent. » Je commençai de connaître alors à quel homme j’avais affaire, et je résolus bien de tenir toujours mon cœur en état d’être vu de lui.

Mon corps, épuisé de fatigue, avait grand besoin de nourriture, et mon esprit de repos ; je trouvai l’un et l’autre à table. Après tant d’années d’absence et de douleurs, après de si longues courses, je me disais dans une sorte de ravissement : « Je suis avec Julie, je la vois, je lui parle ; je suis à table avec elle, elle me voit sans inquiétude, elle me reçoit sans crainte, rien ne trouble le plaisir que nous avons d’être ensemble. Douce et précieuse innocence, je n’avais point goûté tes charmes, et ce n’est que d’aujourd’hui que je commence d’exister sans souffrir ! »

Le soir, en me retirant, je passai devant la chambre des maîtres de la maison ; je les y vis entrer ensemble : je gagnai tristement la mienne, et ce moment ne fut pas pour moi le plus agréable de la journée.

Voilà, milord, comment s’est passée cette première entrevue, désirée si passionnément et si cruellement redoutée. J’ai tâché de me recueillir depuis que je suis seul, je me suis efforcé de sonder mon cœur ; mais l’agitation de la journée précédente s’y prolonge encore, et il m’est impossible de juger si tôt de mon véritable état. Tout ce que je sais très certainement, c’est que si mes sentiments pour elle n’ont pas