Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/218

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

qu’une prude grave et formaliste comme moi fasse les avances, et que, toute affaire cessante, je coure baiser un visage noir et crotu, qui a passé quatre fois sous le soleil et vu le pays des épices. Mais tu me fais rire surtout quand tu te presses de gronder de peur que je ne gronde la première. Je voudrais bien savoir de quoi tu te mêles. C’est mon métier de quereller, j’y prends plaisir, je m’en acquitte à merveille, et cela me va très bien ; mais toi, tu y est gauche on ne peut davantage, et ce n’est point du tout ton fait. En revanche, si tu savais combien tu as de grâce à avoir tort, combien ton air confus et ton œil suppliant te rendent charmante, au lieu de gronder tu passerais ta vie à demander pardon, sinon par devoir, au moins par coquetterie.

Quant à présent, demande-moi pardon de toutes manières. Le beau projet que celui de prendre son mari pour son confident, et l’obligeante précaution pour une aussi sainte amitié que la nôtre ! Amie injuste et femme pusillanime ! à qui te fieras-tu de ta vertu sur la terre, si tu te défies de tes sentiments et des miens ? Peux-tu, sans nous offenser toutes deux, craindre ton cœur et mon indulgence dans les nœuds sacrés où tu vis ? J’ai peine à comprendre comment la seule idée d’admettre un tiers dans les secrets caquetages de deux femmes ne t’a pas révoltée. Pour moi, j’aime fort à babiller à mon aise avec toi ; mais si je savais que l’œil d’un homme eût jamais fureté mes lettres, je n’aurais plus de plaisir à t’écrire ; insensiblement la froideur s’introduirait entre nous avec la réserve, et nous ne nous aimerions plus que comme deux autres femmes. Regarde à quoi nous exposait ta sotte défiance, si ton mari n’eût été plus sage que toi.

Il a très prudemment fait de ne vouloir point lire ta lettre. Il en eût peut-être été moins content que tu n’espérais, et moins que je ne le suis moi-même, à qui l’état où je t’ai vue apprend à mieux juger de celui où je te vois. Tous ces sages contemplatifs, qui ont passé leur vie à l’étude du cœur humain, en savent moins sur les vrais signes de l’amour que la plus bornée des femmes sensibles. M. de Wolmar aurait d’abord remarqué que ta lettre entière est employée à parler de notre ami, et n’aurait point vu l’apostille où tu n’en dis pas un mot. Si tu avais écrit cette apostille, il y a dix ans, mon enfant, je ne sais comment tu aurais fait, mais l’ami y serait toujours rentré par quelque coin, d’autant plus que le mari ne la devait point voir.

M. de Wolmar aurait encore observé l’attention que tu as mise à examiner son hôte, et le plaisir que tu prends à le décrire ; mais il mangerait Aristote et Platon avant de savoir qu’on regarde son amant et qu’on ne l’examine pas. Tout examen exige un sang-froid qu’on n’a jamais en voyant ce qu’on aime.

Enfin il s’imaginerait que tous ces changements que tu as observés seraient échappés à une autre ; et moi j’ai bien peur au contraire d’en trouver qui te seront échappés. Quelque différent que ton hôte soit de ce qu’il était, il changerait davantage encore, que, si ton cœur n’avait point changé, tu le verrais toujours le même. Quoi qu’il en soit, tu détournes les yeux quand il te regarde : c’est encore un fort bon signe. Tu les détournes, cousine ? Tu ne les baisses donc plus ? Car sûrement tu n’as pas pris un mot pour l’autre. Crois-tu que notre sage eût aussi remarqué cela ?

Une autre chose très capable d’inquiéter un mari, c’est je ne sais quoi de touchant et d’affectueux qui reste dans ton langage au sujet de ce qui te fut cher. En te lisant, en t’entendant parler, on a besoin de te bien connaître pour ne pas se tromper à tes sentiments ; on a besoin de savoir que c’est seulement d’un ami que tu parles, ou que tu parles ainsi de tous tes amis ; mais quant à cela, c’est un effet naturel de ton caractère, que ton mari connaît trop bien pour s’en alarmer. Le moyen que dans un cœur si tendre la pure amitié n’ait pas encore un peu l’air de l’amour ? Ecoute, cousine : tout ce que je te dis doit bien te donner du courage, mais non de la témérité. Tes progrès sont sensibles, et c’est beaucoup. Je ne comptais que sur ta vertu, et je commence à compter aussi sur ta raison : je regarde à présent ta guérison sinon comme parfaite, au moins comme facile, et tu en as précisément assez fait pour te rendre inexcusable si tu n’achèves pas.

Avant d’être à ton apostille, j’avais déjà remarqué le petit article que tu as eu la franchise