Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/220

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avec moi, et je prétends que c’est déjà beaucoup pour prendre patience. Il m’épargnait des tracas et me rendait service dans mes affaires ; un ami ne s’ennuie point à cela. Une troisième chose que tu as déjà devinée, quoique tu n’en fasses pas semblant, c’est qu’il me parlait de toi ; et si nous ôtions le temps qu’à duré cette causerie de celui qu’il a passé ici, tu verrais qu’il m’en est fort peu resté pour mon compte. Mais quelle bizarre fantaisie de s’éloigner de toi pour avoir le plaisir d’en parler ? Pas si bizarre qu’on dirait bien. Il est contraint en ta présence ; il faut qu’il s’observe incessamment ; la moindre indiscrétion deviendrait un crime, et dans ces moments dangereux le seul devoir se laisse entendre aux cœurs honnêtes : mais loin de ce qui nous fut cher, on se permet d’y songer encore. Si l’on étouffe un sentiment devenu coupable, pourquoi se reprocherait-on de l’avoir eu tandis qu’il ne l’était point ? Le doux souvenir d’un bonheur qui fut légitime peut-il jamais être criminel ? Voilà, je pense, un raisonnement qui t’irait mal, mais qu’après tout il peut se permettre. Il a recommencé pour ainsi dire la carrière de ses anciennes amours. Sa première jeunesse s’est écoulée une seconde fois dans nos entretiens ; il me renouvelait toutes ses confidences ; il rappelait ces temps heureux où il lui était permis de t’aimer ; il peignait à mon cœur les charmes d’une flamme innocente. Sans doute il les embellissait.

Il m’a peu parlé de son état présent par rapport à toi, et ce qu’il m’en a dit tient plus du respect et de l’admiration que de l’amour ; en sorte que je le vois retourner, beaucoup plus rassurée sur son cœur que quand il est arrivé. Ce n’est pas qu’aussitôt qu’il est question de toi l’on n’aperçoive au fond de ce cœur trop sensible un certain attendrissement que l’amitié seule, non moins touchante, marque pourtant d’un autre ton ; mais j’ai remarqué depuis longtemps que personne ne peut ni te voir ni penser à toi de sang-froid ; et si l’on joint au sentiment universel que ta vue inspire le sentiment plus doux qu’un souvenir ineffaçable a dû lui laisser, on trouvera qu’il est difficile et peut-être impossible qu’avec la vertu la plus austère il soit autre chose que ce qu’il est. Je l’ai bien questionné, bien observé, bien suivi ; je l’ai examiné autant qu’il m’a été possible : je ne puis bien lire dans son âme, il n’y lit pas mieux lui-même ; mais je puis te répondre au moins qu’il est pénétré de la force de ses devoirs et des tiens, et que l’idée de Julie méprisable et corrompue lui ferait plus d’horreur à concevoir que celle de son propre anéantissement. Cousine, je n’ai qu’un conseil à te donner, et je te prie d’y faire attention ; évite les détails sur le passé, et je te réponds de l’avenir.

Quant à la restitution dont tu me parles, il n’y faut plus songer. Après avoir épuisé toutes les raisons imaginables, je l’ai prié, pressé, conjuré, boudé, baisé, je lui ai pris les deux mains, je me serais mise à genoux s’il m’eût laissée faire : il ne m’a pas même écoutée ; il a poussé l’humeur et l’opiniâtreté jusqu’à jurer qu’il consentirait plutôt à ne te plus voir qu’à se dessaisir de ton portrait. Enfin, dans un transport d’indignation, me le faisant toucher attaché sur son cœur : « Le voilà, m’a-t-il dit d’un ton si ému qu’il en respirait à peine, le voilà ce portrait, le seul bien qui me reste, et qu’on m’envie encore ! Soyez sûre qu’il ne me sera jamais arraché qu’avec la vie. » Crois-moi, cousine, soyons sages et laissons-lui le portrait. Que t’importe au fond qu’il lui demeure ? Tant pis pour lui s’il s’obstine à le garder.

Après avoir bien épanché et soulagé son cœur, il m’a paru assez tranquille pour que je pusse lui parler de ses affaires. J’ai trouvé que le temps et la raison ne l’avaient point fait changer de système, et qu’il bornait toute son ambition à passer sa vie attaché à milord Edouard. Je n’ai pu qu’approuver un projet si honnête, si convenable à son caractère, et si digne de la reconnaissance qu’il doit à des bienfaits sans exemple. Il m’a dit que tu avais été du même avis, mais que M. de Wolmar avait gardé le silence. Il me vient dans la tête une idée : à la conduite assez singulière de ton mari et à d’autres indices, je soupçonne qu’il a sur notre ami quelque vue secrète qu’il ne dit pas. Laissons-le faire, et fions-nous à sa sagesse : la manière dont il s’y prend prouve assez que, si ma conjecture est juste, il ne médite rien que d’avantageux à celui pour lequel il prend tant de soins.