Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/224

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pour qu’on le soit vaut mieux que le surplus qu’on leur donne. Car M. de Wolmar est intègre et sévère, et ne laisse jamais dégénérer en coutume et en abus les institutions de faveur et de grâces. Ces ouvriers ont des surveillants qui les animent et les observent. Ces surveillants sont les gens de la basse-cour, qui travaillent eux-mêmes, et sont intéressés au travail des autres par un petit denier qu’on leur accorde, outre leurs gages, sur tout ce qu’on recueille par leurs soins. De plus M. de Wolmar les visite lui-même presque tous les jours, souvent plusieurs fois le jour, et sa femme aime à être de ces promenades. Enfin, dans le temps des grands travaux, Julie donne toutes les semaines vingt batz de gratification à celui de tous les travailleurs, journaliers ou valets indifféremment, qui, durant ces huit jours, a été le plus diligent au jugement du maître. Tous ces moyens d’émulation qui paraissent dispendieux, employés avec prudence et justice, rendent insensiblement tout le monde laborieux, diligent, et rapportent enfin plus qu’ils ne coûtent : mais comme on n’en voit le profit qu’avec de la constance et du temps, peu de gens savent et veulent s’en servir.

Cependant un moyen plus efficace encore, le seul auquel des vues économiques ne font point songer, et qui est plus propre à Mme de Wolmar, c’est de gagner l’affection de ces bonnes gens en leur accordant la sienne. Elle ne croit point s’acquitter avec de l’argent des peines que l’on prend pour elle, et pense devoir des services à quiconque lui en a rendu. Ouvriers, domestiques, tous ceux qui l’ont servie, ne fût-ce que pour un seul jour, deviennent tous ses enfants ; elle prend part à leurs plaisirs, à leurs chagrins, à leur sort ; elle s’informe de leurs affaires ; leurs intérêts sont les siens ; elle se charge de mille soins pour eux ; elle leur donne des conseils ; elle accommode leurs différends, et ne leur marque pas l’affabilité de son caractère par des paroles emmiellées et sans effet, mais par des services véritables et par de continuels actes de bonté. Eux, de leur côté, quittent tout à son moindre signe ; ils volent quand elle parle ; son seul regard anime leur zèle ; en sa présence ils sont contents ; en son absence ils parlent d’elle et s’animent à la servir. Ses charmes et ses discours font beaucoup ; sa douceur, ses vertus, font davantage. Ah ! milord, l’adorable et puissant empire que celui de la beauté bienfaisante !

Quant au service personnel des maîtres, ils ont dans la maison huit domestiques, trois femmes et cinq hommes, sans compter le valet de chambre du baron ni les gens de la basse-cour. Il n’arrive guère qu’on soit mal servi par peu de domestiques ; mais on dirait, au zèle de ceux-ci, que chacun, outre son service, se croit chargé de celui des sept autres, et, à leur accord, que tout se fait par un seul. On ne les voit jamais oisifs et désœuvrés jouer dans une antichambre ou polissonner dans la cour, mais toujours occupés à quelque travail utile : ils aident à la basse-cour, au cellier, à la cuisine ; le jardinier n’a point d’autres garçons qu’eux ; et ce qu’il y a de plus agréable, c’est qu’on leur voit faire tout cela gaiement et avec plaisir.

On s’y prend de bonne heure pour les avoir tels qu’on les veut. On n’a point ici la maxime que j’ai vue régner à Paris et à Londres, de choisir des domestiques tout formés, c’est-à-dire des coquins déjà tout faits, de ces coureurs de conditions, qui, dans chaque maison qu’ils parcourent, prennent à la fois les défauts des valets et des maîtres, et se font un métier de servir tout le monde sans jamais s’attacher à personne. Il ne peut régner ni honnêteté, ni fidélité, ni zèle, au milieu de pareilles gens ; et ce ramassis de canaille ruine le maître et corrompt les enfants dans toutes les maisons opulentes. Ici c’est une affaire importante que le choix des domestiques. On ne les regarde point seulement comme des mercenaires dont on n’exige qu’un service exact, mais comme des membres de la famille, dont le mauvais choix est capable de la désoler. La première chose qu’on leur demande est d’être honnêtes gens ; la seconde, d’aimer leur maître ; la troisième, de le servir à son gré ; mais pour peu qu’un maître soit raisonnable et un domestique intelligent, la troisième suit toujours les deux autres. On ne les tire donc point de la ville, mais de la campagne. C’est ici leur premier service, et ce sera sûrement le