Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/243

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Ceux qui l’aiment et ne peuvent l’aller chercher si loin sont réduits à lui faire violence, à la forcer en quelque sorte à venir habiter avec eux ; et tout cela ne peut se faire sans un peu d’illusion. »

A ces mots, il me vint une imagination qui les fit rire. « Je me figure, leur dis-je, un homme riche de Paris ou de Londres, maître de cette maison, et amenant avec lui un architecte chèrement payé pour gâter la nature. Avec quel dédain il entrerait dans ce lieu simple et mesquin ! Avec quel mépris il ferait arracher toutes ces guenilles ! Les beaux alignements qu’il prendrait ! Les belles allées qu’il ferait percer ! Les belles pattes-d’oie, les beaux arbres en parasol, en éventail ! Les beaux treillages bien sculptés ! Les belles charmilles bien dessinées, bien équarries, bien contournées ! Les beaux boulingrins de fin gazon d’Angleterre, ronds, carrés, échancrés, ovales ! Les beaux ifs taillés en dragons, en pagodes, en marmousets, en toutes sortes de monstres ! Les beaux vases de bronze, les beaux fruits de pierre dont il ornera son jardin !… ─ Quand tout cela sera exécuté, dit M. de Wolmar, il aura fait un très beau lieu dans lequel on n’ira guère, et dont on sortira toujours avec empressement pour aller chercher la campagne ; un lieu triste, où l’on ne se promènera point, mais par où l’on passera pour s’aller promener ; au lieu que dans mes courses champêtres je me hâte souvent de rentrer pour venir me promener ici.

Je ne vois dans ces terrains si vastes et si richement ornés que la vanité du propriétaire et de l’artiste, qui, toujours empressés d’étaler, l’un sa richesse et l’autre son talent, préparent, à grands frais, de l’ennui à quiconque voudra jouir de leur ouvrage. Un faux goût de grandeur qui n’est point fait pour l’homme empoisonne ses plaisirs. L’air grand est toujours triste ; il fait songer aux misères de celui qui l’affecte. Au milieu de ses parterres et de ses grandes allées, son petit individu ne s’agrandit point : un arbre de vingt pieds le couvre comme un de soixante : il n’occupe jamais que ses trois pieds d’espace, et se perd comme un ciron dans ses immenses possessions.

Il y a un autre goût directement opposé à celui-là, et plus ridicule encore, en ce qu’il ne laisse pas même jouir de la promenade pour laquelle les jardins sont faits. ─ J’entends, lui dis-je ; c’est celui de ces petits curieux, de ces petits fleuristes qui se pâment à l’aspect d’une renoncule, et se prosternent devant des tulipes. » Là-dessus, je leur racontai, milord, ce qui m’était arrivé autrefois à Londres dans ce jardin de fleurs où nous fûmes introduits avec tant d’appareil, et où nous vîmes briller si pompeusement tous les trésors de la Hollande sur quatre couches de fumier. Je n’oubliai pas la cérémonie du parasol et de la petite baguette dont on m’honora, moi indigne, ainsi que les autres spectateurs. Je leur confessai humblement comment, ayant voulu m’évertuer à mon tour, et hasarder de m’extasier à la vue d’une tulipe dont la couleur me parut vive et la forme élégante, je fus moqué, hué, sifflé de tous les savants, et comment le professeur du jardin, passant du mépris de la fleur à celui du panégyriste, ne daigna plus me regarder de toute la séance. « Je pense, ajoutai-je, qu’il eut bien du regret à sa baguette et à son parasol profanés. »

« Ce goût, dit M. de Wolmar, quand il dégénère en manie, a quelque chose de petit et de vain qui le rend puéril et ridiculement coûteux. L’autre, au moins, a de la noblesse, de la grandeur, et quelque sorte de vérité ; mais qu’est-ce que la valeur d’une patte ou d’un oignon, qu’un insecte ronge ou détruit peut-être au moment qu’on le marchande, ou d’une fleur précieuse à midi et flétrie avant que le soleil soit couché ? Qu’est-ce qu’une beauté conventionnelle qui n’est sensible qu’aux yeux des curieux, et qui n’est beauté que parce qu’il leur