Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/249

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opinion des conditions, je me jetai successivement dans les divers états qui pouvaient m’aider à les comparer tous et à connaître les uns par les autres. Je sentis, comme vous l’avez remarqué dans quelque lettre, dit-il à Saint-Preux, qu’on ne voit rien quand on se contente de regarder, qu’il faut agir soi-même pour voir agir les hommes ; et je me fis acteur pour être spectateur. Il est toujours aisé de descendre : j’essayai d’une multitude de conditions dont jamais homme de la mienne ne s’était avisé. Je devins même paysan ; et quand Julie m’a fait garçon jardinier, elle ne m’a point trouvé si novice au métier qu’elle aurait pu croire.

Avec la véritable connaissance des hommes, dont l’oisive philosophie ne donne que l’apparence, je trouvai un autre avantage auquel je ne m’étais point attendu ; ce fut d’aiguiser par une vie active cet amour de l’ordre que j’ai reçu de la nature, et de prendre un nouveau goût pour le bien par le plaisir d’y contribuer. Ce sentiment me rendit un peu moins contemplatif, m’unit un peu plus à moi même ; et, par une suite assez naturelle de ce progrès, je m’aperçus que j’étais seul. La solitude qui m’ennuya toujours me devenait affreuse, et je ne pouvais plus espérer de l’éviter longtemps. Sans avoir perdu ma froideur, j’avais besoin d’un attachement ; l’image de la caducité sans consolation m’affligeait avant le temps, et, pour la première fois de ma vie, je connus l’inquiétude et la tristesse. Je parlai de ma peine au baron d’Etange. « Il ne faut point, me dit-il, vieillir garçon. Moi-même, après avoir vécu presque indépendant dans les liens du mariage, je sens que j’ai besoin de redevenir époux et père, et je vais me retirer dans le sein de ma famille. Il ne tiendra qu’à vous d’en faire la vôtre et de me rendre le fils que j’ai perdu. J’ai une fille unique à marier ; elle n’est pas sans mérite ; elle a le cœur sensible, et l’amour de son devoir lui fait aimer tout ce qui s’y rapporte. Ce n’est ni une beauté ni un prodige d’esprit ; mais venez la voir, et croyez que, si vous ne sentez rien pour elle, vous ne sentirez jamais rien pour personne au monde. » Je vins, je vous vis, Julie, et je trouvai que votre père m’avait parlé modestement de vous. Vos transports, vos larmes de joie en l’embrassant, me donnèrent la première ou plutôt la seule émotion que j’aie éprouvée de ma vie. Si cette impression fut légère, elle était unique ; et les sentiments n’ont besoin de force pour agir qu’en proportion de ceux qui leur résistent. Trois ans d’absence ne changèrent point l’état de mon cœur. L’état du vôtre ne m’échappa pas à mon retour ; et c’est ici qu’il faut que je vous venge d’un aveu qui vous a tant coûté. » Juge, ma chère, avec quelle étrange surprise j’appris alors que tous mes secrets lui avaient été révélés avant mon mariage, et qu’il m’avait épousée sans ignorer que j’appartenais à un autre.

« Cette conduite était inexcusable, a continué M. de Wolmar. J’offensais la délicatesse ; je péchais contre la prudence ; j’exposais votre honneur et le mien ; je devais craindre de nous précipiter tous deux dans des malheurs sans ressource ; mais je vous aimais, et n’aimais que vous ; tout le reste m’était indifférent. Comment réprimer la passion même la plus faible, quand elle est sans contrepoids ? Voilà l’inconvénient des caractères froids et tranquilles : tout va bien tant que leur froideur les garantit des tentations ; mais s’il en survient une qui les atteigne, ils sont aussitôt vaincus qu’attaqués ; et la raison, qui gouverne tandis qu’elle est seule, n’a jamais de force pour résister au moindre effort. Je n’ai été tenté qu’une fois, et j’ai succombé. Si l’ivresse de quelque autre passion m’eût fait vaciller encore, j’aurais fait autant de chutes que de faux pas. Il n’y a que des âmes de feu qui sachent combattre et vaincre ; tous les grands efforts, toutes les actions sublimes sont leur ouvrage : la froide raison n’a jamais rien fait d’illustre, et l’on ne triomphe des passions qu’en les opposant l’une à l’autre. Quand celle de la vertu vient à s’élever, elle domine seule et tient tout en équilibre. Voilà comment se forme le vrai sage, qui n’est pas plus qu’un autre à l’abri des passions, mais qui seul sait les vaincre par elles-mêmes, comme un pilote fait route par les mauvais vents.

Vous voyez que je ne prétends pas exténuer ma faute : si c’en eût été une, je l’aurais faite infailliblement ; mais, Julie, je vous connaissais, et n’en fis point en vous épousant. Je sentis que de vous seule dépendait tout le bonheur dont je pouvais jouir, et que si quelqu’un était capable de vous rendre heureuse, c’était moi. Je savais que l’innocence et la paix étaient nécessaires