Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/265

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flotter d’erreur en erreur ; il n’acquiert qu’un vain savoir et de stériles connaissances, parce que le vrai rapport des choses à l’homme, qui est sa principale science, lui demeure toujours caché. Mais c’est se borner à la première moitié de cette science que de ne pas étudier encore les rapports qu’ont les choses entre elles pour mieux juger de ceux qu’elles ont avec nous. C’est peu de connaître les passions humaines, si l’on n’en sait apprécier les objets ; et cette seconde étude ne peut se faire que dans le calme de la méditation.

La jeunesse du sage est le temps de ses expériences ; ses passions en sont les instruments ; mais après avoir appliqué son âme aux objets extérieurs pour les sentir, il la retire au dedans de lui pour les considérer, les comparer, les connaître. Voilà le cas où vous devez être plus que personne au monde. Tout ce qu’un cœur sensible peut éprouver de plaisirs et de peines a rempli le vôtre ; tout ce qu’un homme peut voir, vos yeux l’ont vu. Dans un espace de douze ans vous avez épuisé tous les sentiments qui peuvent être épars dans une longue vie, et vous avez acquis, jeune encore, l’expérience d’un vieillard. Vos premières observations se sont portées sur des gens simples et sortant presque des mains de la nature, comme pour vous servir de pièce de comparaison. Exilé dans la capitale du plus célèbre peuple de l’univers, vous êtes sauté pour ainsi dire à l’autre extrémité : le génie supplée aux intermédiaires. Passé chez la seule nation d’hommes qui reste parmi les troupeaux divers dont la terre est couverte, si vous n’avez pas vu régner les lois, vous les avez vues du moins exister encore ; vous avez appris à quels signes on reconnaît cet organe sacré de la volonté d’un peuple, et comment l’empire de la raison publique est le vrai fondement de la liberté. Vous avez parcouru tous les climats, vous avez vu toutes les régions que le soleil éclaire. Un spectacle plus rare et digne de l’œil du sage, le spectacle d’une âme sublime et pure, triomphant de ses passions et régnant sur elle-même, est celui dont vous jouissez. Le premier objet qui frappa vos regards est celui qui les frappe encore, et votre admiration pour lui n’est que mieux fondée après en avoir contemplé tant d’autres. Vous n’avez plus rien à sentir ni à voir qui mérite de vous occuper. Il ne vous reste plus d’objet à regarder que vous-même, ni de jouissance à goûter que celle de la sagesse. Vous avez vécu de cette courte vie, songez à vivre pour celle qui doit durer.

Vos passions, dont vous fûtes longtemps l’esclave vous ont laissé vertueux. Voilà toute votre gloire : elle est grande, sans doute ; mais soyez-en moins fier :votre force même est l’ouvrage de votre faiblesse. Savez-vous ce qui vous a fait aimer toujours la vertu ? Elle a pris à vos yeux la figure de cette femme adorable qui la représente si bien, et il serait difficile qu’une si chère image vous en laissât perdre le goût. Mais ne l’aimerez-vous jamais pour elle seule, et n’irez-vous point au bien par vos propres forces, comme Julie a fait par les siennes ? Enthousiaste oisif de ses vertus, vous bornerez-vous sans cesse à les admirer sans les imiter jamais ? Vous parlez avec chaleur de la manière dont elle remplit ses devoirs d’épouse et de mère ; mais vous, quand remplirez-vous vos devoirs d’homme et d’ami à son exemple ? Une femme a triomphé d’elle-même, et un philosophe a peine à se vaincre ! Voulez-vous donc n’être qu’un discoureur comme les autres, et vous borner à faire de bons livres, au lieu de bonnes actions[1] ? Prenez-y garde, mon

  1. Non, ce siècle de la philosophie ne passera point sans avoir produit un vrai philosophe. J'en connais un, un seul, j'en conviens ; mais c'est beaucoup encore ; et, pour comble de bonheur, c'est dans mon pays qu'il existe. L'oserais-je nommer ici, lui dont la véritable gloire est d'avoir su rester peu connu ? Savant et modeste Abauzit(1), que votre sublime simplicité pardonne à mon cœur un zèle qui n'a point votre nom pour objet. Non, ce n'est pas vous que je veux faire connaître à ce siècle indigne de vous admirer ; c'est Genève que je veux illustrer de votre séjour ; ce sont mes concitoyens que je veux honorer de l'honneur qu'ils vous rendent. Heureux le pays où le mérite qui se cache est d'autant plus estimé ! Heureux le peuple où la jeunesse altière vient abaisser son ton dogmatique et rougir de son vain savoir devant la docte ignorance du sage ! Vénérable et vertueux vieillard, vous n'aurez point été prôné par les beaux esprits ; leurs bruyantes académies n'auront point retenti de vos éloges ; au lieu de déposer comme eux votre sagesse dans les livres, vous l'avez mise dans votre vie, pour l'exemple de la patrie que vous avez daigné vous choisir, que vous aimez et qui vous respecte. Vous avez vécu comme Socrate : mais il mourut par la main de ses concitoyens, et vous êtes chéri des vôtres(2).

    (1) Il était français de naissance, et fut dès son bas âge envoyé à Genève par suite de la révocation de l'édit de Nantes. Il est mort en 1767, âgé de quatre-vingt-sept ans.
    G. P.

    (2) Ce n'est peut-être qu'à cet éloge, d'ailleurs si touchant et si bien senti, qu'Abauzit doit sa célébrité dans le monde littéraire. Sans la note qu'on vient de lire, son nom eût pu rester obscur, ou du moins sa réputation ne pas s'étendre au-delà de l'enceinte de sa patrie adoptive, et c'est un trait de plus en l'honneur d'un homme qui fut aussi recommandable par ses vastes connaissances et ses talents que par ses modestes et douces vertus. Des détails sur sa vie et ses ouvrages nous entraîneraient trop loin ; ceux des lecteurs qui voudront s'en instruire les trouveront dans Sennebier (Hist. littéraire de Genève, tom. III, p. 63 et suiv.), ou dans l'article que Millin a consacré à Abauzit dans la Biographie universelle. — Quant à l'éloge de Rousseau, la remarque faite plus d'une fois que c'est le seul qu'il ait adressé à un homme vivant, n'est rien moins qu'exacte, puisque indépendamment d'un hommage semblable que nous l'avons vu précédemment (troisième Partie, Lettre XXI) rendre à Parisot, chirurgien de Lyon, un autre non moins digne d'attention existe dans l'épitre dédicatoire du Devin du village à Duclos. Voltaire enfin, dans le temps même où son rival de gloire avait le plus à s'en plaindre, n'a-t-il pas reçu de lui plusieurs fois de hommages publics, toujours aussi sincères qu'indignement récompensés ?
    G. P.