Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/269

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qu’on invente journellement à Paris ou à Londres pour suspendre plus doucement les carrosses, elle approuve assez cela ; mais quand je lui dis jusqu’à quel prix on a poussé les vernis, elle ne comprend plus, et me demande toujours si ces beaux vernis rendent les carrosses plus commodes. Elle ne doute pas que je n’exagère beaucoup sur les peintures scandaleuses dont on orne à grands frais ces voitures, au lieu des armes qu’on y mettait autrefois ; comme s’il était plus beau de s’annoncer aux passants pour un homme de mauvaises mœurs que pour un homme de qualité ! Ce qui l’a surtout révoltée a été d’apprendre que les femmes avaient introduit ou soutenu cet usage, et que leurs carrosses ne se distinguaient de ceux des hommes que par des tableaux un peu plus lascifs. J’ai été forcé de lui citer là-dessus un mot de votre illustre ami qu’elle a bien de la peine à digérer. J’étais chez lui un jour qu’on lui montrait un vis-à-vis de cette espèce. A peine eut-il jeté les yeux sur les panneaux, qu’il partit en disant au maître : « Montrez ce carrosse à des femmes de la cour ; un honnête homme n’oserait s’en servir. »

Comme le premier pas vers le bien est de ne point faire de mal, le premier pas vers le bonheur est de ne point souffrir. Ces deux maximes, qui bien entendues épargneraient beaucoup de préceptes de morale, sont chères à Mme de Wolmar. Le mal-être lui est extrêmement sensible et pour elle et pour les autres ; et il ne lui serait pas plus aisé d’être heureuse en voyant des misérables, qu’à l’homme droit de conserver sa vertu toujours pure en vivant sans cesse au milieu des méchants. Elle n’a point cette pitié barbare qui se contente de détourner les yeux des maux qu’elle pourrait soulager. Elle les va chercher pour les guérir : c’est l’existence et non la vue des malheureux qui la tourmente ; il ne lui suffit pas de ne point savoir qu’il y en a ; il faut pour son bonheur qu’elle sache qu’il n’y en a pas, du moins autour d’elle ; car ce serait sortir des termes de la raison que de faire dépendre son bonheur de celui de tous les hommes. Elle s’informe des besoins de son voisinage avec la chaleur qu’on met à son propre intérêt ; elle en connaît tous les habitants ; elle y étend pour ainsi dire l’enceinte de sa famille, et n’épargne aucun soin pour en écarter tous les sentiments de douleur et de peine auxquels la vie humaine est assujettie.

Milord, je veux profiter de vos leçons ; mais pardonnez-moi un enthousiasme que je ne me reproche plus et que vous partagez. Il n’y aura jamais qu’une Julie au monde. La Providence a veillé sur elle, et rien de ce qui la regarde n’est un effet du hasard. Le ciel semble l’avoir donnée à la terre pour y montrer à la fois l’excellence dont une âme humaine est susceptible, et le bonheur dont elle peut jouir dans l’obscurité de la vie privée, sans le secours des vertus éclatantes qui peuvent l’élever au-dessus d’elle-même, ni de la gloire qui les peut honorer. Sa faute, si c’en fut une, n’a servi qu’à déployer sa force et son courage. Ses parents, ses amis, ses domestiques, tous heureusement nés, étaient faits pour l’aimer et pour en être aimés. Son pays était le seul où il lui convînt de naître ; la simplicité qui la rend sublime devait régner autour d’elle ; il lui fallait, pour être heureuse, vivre parmi des gens heureux. Si pour son malheur elle fût née chez des peuples infortunés qui gémissent sous le poids de l’oppression, et luttent sans espoir et sans fruit contre la misère qui les consume, chaque plainte des opprimés eût empoisonné sa vie ; la désolation commune l’eût accablée, et son cœur bienfaisant, épuisé de peines et d’ennuis, lui eût fait éprouver sans cesse les maux qu’elle n’eût pu soulager.

Au lieu de cela, tout anime et soutient ici sa bonté naturelle. Elle n’a point à pleurer les calamités publiques. Elle n’a point sous les yeux l’image affreuse de la misère et du désespoir. Le villageois à son aise a plus besoin de ses avis que de ses dons. S’il se trouve quelque orphelin trop jeune pour gagner sa vie, quelque veuve oubliée qui souffre en secret, quelque vieillard sans enfants, dont les bras affaiblis par l’âge ne fournissent plus à son entretien, elle ne craint pas que ses bienfaits leur deviennent onéreux, et fassent aggraver sur eux les charges