Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/271

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du laboureur. Le premier voit ce qu’on a fait, et le second ce qu’on peut faire.

Sur ce principe on s’attache ici, et plus encore à Etange, à contribuer autant qu’on peut à rendre aux paysans leur condition douce, sans jamais leur aider à en sortir. Les plus aisés et les plus pauvres ont également la fureur d’envoyer leurs enfants dans les villes, les uns pour étudier et devenir un jour des messieurs, les autres pour entrer en condition et décharger leurs parents de leur entretien. Les jeunes gens, de leur côté ; aiment souvent à courir ; les filles aspirent à la parure bourgeoise : les garçons s’engagent dans un service étranger ; ils croient valoir mieux en rapportant dans leur village, au lieu de l’amour de la patrie et de la liberté, l’air à la fois rogue et rampant des soldats mercenaires, et le ridicule mépris de leur ancien état. On leur montre à tous l’erreur de ces préjugés, la corruption des enfants, l’abandon des pères, et les risques continuels de la vie, de la fortune, et des mœurs, où cent périssent pour un qui réussit. S’ils s’obstinent, on ne favorise point leur fantaisie insensée ; on les laisse courir au vice et à la misère, et l’on s’applique à dédommager ceux qu’on a persuadés, des sacrifices qu’ils font à la raison. On leur apprend à honorer leur condition naturelle en l’honorant soi-même ; on n’a point avec les paysans les façons des villes ; mais on use avec eux d’une honnête et grave familiarité, qui maintenant chacun dans son état, leur apprend pourtant à faire cas du leur. Il n’y a point de bon paysan qu’on ne porte à se considérer lui-même, en lui montrant la différence qu’on fait de lui à ces petits parvenus qui viennent briller un moment dans leur village et ternir leur parents de leur éclat. M. de Wolmar et le baron, quand il est ici, manquent rarement d’assister aux exercices, aux prix, aux revues du village et des environs. Cette jeunesse déjà naturellement ardente et guerrière, voyant de vieux officiers se plaire à ses assemblées, s’en estime davantage et prend plus de confiance en elle-même. On lui en donne encore plus en lui montrant des soldats retirés du service étranger en savoir moins qu’elle à tous égards ; car, quoi qu’on fasse, jamais cinq sous de paye et la peur des coups de canne ne produiront une émulation pareille à celle que donne à un homme libre et sous les armes la présence de ses parents, de ses voisins, de ses amis, de sa maîtresse, et la gloire de son pays.

La grande maxime de Mme de Wolmar est donc de ne point favoriser les changements de condition, mais de contribuer à rendre heureux chacun dans la sienne, et surtout d’empêcher que la plus heureuse de toutes, qui est celle du villageois dans un état libre, ne se dépeuple en faveur des autres.

Je lui faisais là-dessus l’objection des talents divers que la nature semble avoir partagés aux hommes pour leur donner à chacun leur emploi, sans égard à la condition dans laquelle ils sont nés. A cela elle me répondit qu’il y avait deux choses à considérer avant le talent : savoir, les mœurs et la félicité. « L’homme, dit-elle, est un être trop noble pour devoir servir simplement d’instrument à d’autres, et l’on ne doit point l’employer à ce qui leur convient sans consulter aussi ce qui lui convient à lui-même ; car les hommes ne sont pas faits pour les places, mais les places sont faites pour eux ; et, pour distribuer convenablement les choses, il ne faut pas tant chercher dans leur partage l’emploi auquel chaque homme est le plus propre, que celui qui est le plus propre à chaque homme pour le rendre bon et heureux autant qu’il est possible. Il n’est jamais permis de détériorer une âme humaine pour l’avantage des autres, ni de faire un scélérat pour le service des honnêtes gens.

Or, de mille sujets qui sortent du village, il n’y en a pas dix qui n’aillent se perdre à la ville, ou qui n’en portent les vices plus loin que les gens dont ils les ont appris. Ceux qui réussissent et font fortune la font presque tous par les voies déshonnêtes qui y mènent. Les malheureux qu’elle n’a point favorisés ne reprennent plus leur ancien état, et se font mendiants ou voleurs plutôt que de redevenir paysans. De ces mille s’il s’en trouve un seul qui résiste à l’exemple et se conserve honnête homme, pensez-vous qu’à tout prendre celui-là passe une vie aussi heureuse qu’il l’eût passée à l’abri des passions violentes, dans la tranquille obscurité de sa première condition ?

Pour suivre son talent il le faut connaître. Est-ce une chose aisée de discerner toujours les talents des hommes, et à l’âge où l’on prend un