Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/280

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et vous pouvez voir d’ici le vignoble qui produit toutes ces boissons lointaines. Si elles sont inférieures en qualité aux vins fameux dont elles portent les noms, elles n’en ont pas les inconvénients ; et, comme on est sûr de ce qui les compose, on peut au moins les boire sans risque. J’ai lieu de croire, continua-t-elle, que mon père et mon mari les aiment autant que les vins les plus rares. ─ Les siens, me dit alors M. de Wolmar, ont pour nous un goût dont manquent tous les autres : c’est le plaisir qu’elle a pris à les préparer. ─ Ah ! reprit-elle, ils seront toujours exquis. »

Vous jugez bien qu’au milieu de tant de soins divers le désœuvrement et l’oisiveté qui rendent nécessaires la compagnie, les visites et les sociétés extérieures, ne trouvent guère ici de place. On fréquente les voisins assez pour entretenir un commerce agréable, trop peu pour s’y assujettir. Les hôtes sont toujours bien venus et ne sont jamais désirés. On ne voit précisément qu’autant de monde qu’il faut pour se conserver le goût de la retraite ; les occupations champêtres tiennent lieu d’amusements ; et pour qui trouve au sein de sa famille une douce société, toutes les autres sont bien insipides. La manière dont on passe ici le temps est trop simple et trop uniforme pour tenter beaucoup de gens ; mais, c’est par la disposition du cœur de ceux qui l’ont adoptée qu’elle leur est intéressante. Avec une âme saine peut-on s’ennuyer à remplir les plus chers et les plus charmants devoirs de l’humanité, et à se rendre mutuellement la vie heureuse ? Tous les soirs, Julie, contente de sa journée, n’en désire point une différente pour le lendemain, et tous les matins elle demande au ciel un jour semblable à celui de la veille ; elle fait toujours les mêmes choses parce qu’elles sont bien, et qu’elle ne connaît rien de mieux à faire. Sans doute elle jouit ainsi de toute la félicité permise à l’homme. Se plaire dans la durée de son état, n’est-ce pas un signe assuré qu’on y vit heureux ?

Si l’on voit rarement ici de ces tas de désœuvrés qu’on appelle bonne compagnie, tout ce qui s’y rassemble intéresse le cœur par quelque endroit avantageux et rachète quelques ridicules par mille vertus. De paisibles campagnards, sans monde et sans politesse, mais bons, simples, honnêtes et contents de leur sort ; d’anciens officiers retirés du service ; des commerçants ennuyés de s’enrichir ; de sages mères de famille qui amènent leurs filles à l’école de la modestie et des bonnes mœurs : voilà le cortège que Julie aime à rassembler autour d’elle. Son mari n’est pas fâché d’y joindre quelquefois de ces aventuriers corrigés par l’âge et l’expérience, qui, devenus sages à leurs dépens, reviennent sans chagrin cultiver le champ de leur père qu’ils voudraient n’avoir point quitté. Si quelqu’un récite à table les événements de sa vie, ce ne sont point les aventures merveilleuses du riche Sindbad racontant au sein de la mollesse orientale comment il a gagné ses trésors ; ce sont les relations plus simples de gens sensés que les caprices du sort et les injustices des hommes ont rebutés des faux biens vainement poursuivis, pour leur rendre le goût des véritables.

Croiriez-vous que l’entretien même des paysans a des charmes pour ces âmes élevées avec qui le sage aimerait à s’instruire ? Le judicieux Wolmar trouve dans la naïveté villageoise des caractères plus marqués, plus d’hommes pensant par eux-mêmes, que sous le masque uniforme des habitants des villes, où chacun se montre comme sont les autres plutôt que comme il est lui-même. La tendre Julie trouve en eux des cœurs sensibles aux moindres caresses, et qui s’estiment heureux de l’intérêt qu’elle prend à leur bonheur. Leur cœur ni leur esprit ne sont point façonnés par l’art ; ils n’ont point appris à se former sur nos modèles, et l’on