Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/297

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deux à la folie, et qu’elle a du sens au-dessus de son âge, j’en fais en quelque sorte leur première gouvernante, et avec d’autant plus de succès que ses leçons leur sont moins suspectes.

Quant à elle, son éducation me regarde ; mais les principes en sont si différents qu’ils méritent un entretien à part. Au moins puis-je bien dire d’avance qu’il sera difficile d’ajouter en elle aux dons de la nature, et qu’elle vaudra sa mère elle-même, si quelqu’un au monde la peut valoir. »

Milord, on vous attend de jour en jour, et ce devrait être ici ma dernière lettre. Mais je comprends ce qui prolonge votre séjour à l’armée, et j’en frémis. Julie n’en est pas moins inquiète : elle vous prie de nous donner plus souvent de vos nouvelles, et vous conjure de songer, en exposant votre personne, combien vous prodiguez le repos de vos amis. Pour moi je n’ai rien à vous dire. Faites votre devoir ; un conseil timide ne peut non plus sortir de mon cœur qu’approcher du vôtre. Cher Bomston, je le sais trop, la seule mort digne de ta vie serait de verser ton sang pour la gloire de ton pays ; mais ne dois-tu nul compte de tes jours à celui qui n’a conservé les siens que pour toi ?

Lettre IV de milord Edouard

Je vois par vos deux dernières lettres qu’il m’en manque une antérieure à ces deux-là, apparemment la première que vous m’ayez écrite à l’armée, et dans laquelle était l’explication des chagrins secrets de Mme de Wolmar. Je n’ai point reçu cette lettre, et je conjecture qu’elle pouvait être dans la malle d’un courrier qui nous a été enlevé. Répétez-moi donc, mon ami, ce qu’elle contenait : ma raison s’y perd et mon cœur s’en inquiète ; car, encore une fois, si le bonheur et la paix ne sont pas dans l’âme de Julie, où sera leur asile ici-bas ?

Rassurez-la sur les risques auxquels elle me croit exposé. Nous avons affaire à un ennemi trop habile pour nous en laisser courir ; avec une poignée de monde il rend toutes nos forces inutiles, et nous ôte partout les moyens de l’attaquer. Cependant, comme nous sommes confiants, nous pourrions bien lever des difficultés insurmontables pour de meilleurs généraux, et forcer à la fin les Français de nous battre. J’augure que nous payerons cher nos premiers succès et que la bataille gagnée à Dettingue, nous en fera perdre une en Flandre. Nous avons en tête un grand capitaine ; ce n’est pas tout, il a la confiance de ses troupes ; et le soldat français qui compte sur son général est invincible. Au contraire, on en a si bon marché quand il est commandé par des courtisans qu’il méprise, et cela arrive si souvent, qu’il ne faut qu’attendre les intrigues de cour et l’occasion pour vaincre à coup sûr la plus brave nation du continent. Ils le savent fort bien eux-mêmes. Milord Marlborough, voyant la bonne mine et l’air guerrier d’un soldat pris à Bleinheim, lui dit : « S’il y eût eu cinquante mille hommes comme toi à l’armée française, elle ne se fût pas ainsi laissé battre. ─ Eh morbleu ! repartit le grenadier, nous avions assez d’hommes comme moi ; il ne nous en manquait qu’un comme vous. » Or, cet homme comme lui commande à présent l’armée de France, et manque à la nôtre ; mais nous ne songeons guère à cela.

Quoi qu’il en soit, je veux voir les manœuvres du reste de cette campagne, et j’ai résolu de rester à l’armée jusqu’à ce qu’elle entre en quartiers. Nous gagnerons tous à ce délai. La saison étant trop avancée pour traverser les monts, nous passerons l’hiver où vous êtes, et n’irons en Italie qu’au commencement du printemps. Dites à M. et Mme de de Wolmar que je fais ce nouvel arrangement pour jouir à mon aise du touchant spectacle que vous décrivez si bien, et pour voir Mme d’Orbe établie avec eux. Continuez, mon cher, à m’écrire avec le même soin, et vous me ferez plus de plaisir que jamais. Mon équipage a été pris, et je suis sans livres ; mais je lis vos lettres.